Intervention de Alexandra Bensamoun

Réunion du mercredi 20 mars 2024 à 9h00
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Alexandra Bensamoun, professeure de droit privé à l'université Paris-Saclay :

Afin de compléter les propos de Tristan Azzi, l'Autorité de la concurrence vient de publier un communiqué où elle annonce la condamnation de Google à une amende de 250 millions d'euros pour ne pas avoir respecté ses obligations de négocier de bonne foi sur la rémunération des droits voisins pour les éditeurs de presse. Le droit de la concurrence a tendance à devenir assez lié à celui de la propriété intellectuelle. C'est par des actions complémentaires sur ces leviers que nous pourrons avancer.

J'ai été nommée en septembre au sein d'un collège de quinze experts dans le cadre d'un rapport commandé par le Président de la République sur la stratégie nationale en matière d'intelligence artificielle, l'objectif étant que la France devienne un champion dans ce domaine. Cette ambition nécessitera des investissements importants. Nous avons formulé vingt-cinq recommandations. Notre rapport est disponible sur le site de l'Élysée, celui de Matignon et celui de Bercy entre autres. Au sein de ce collège d'experts, j'étais la représentante du secteur de la culture et des médias. Quatre recommandations portent sur les industries culturelles et créatives et plus généralement les médias. Une recommandation sur l'emploi est également contenue dans ce rapport, priorité étant donnée au secteur de la culture, qui est davantage concerné.

La première recommandation vise à mettre en œuvre les obligations de transparence prévues par l' Artificial Intelligence Act ; le règlement voté par le Parlement européen le 13 mars dernier, le jour même où nous remettions notre rapport au Président de la République, impose une transparence des sources. Comme vous le savez, les IA génératives sont entraînées sur des masses de données et il est avéré que certains contenus de ces bases de données sont exploités sans autorisation ni rémunération des titulaires de droits. La transparence est donc nécessaire pour que ceux-ci puissent exercer leurs droits. Cette obligation a été obtenue de haute lutte au niveau européen. Vous aurez un rôle important à jouer afin de vous assurer de la mise en œuvre effective de cette mesure.

Comme le Président de la République l'a plusieurs fois rappelé, il est fondamental d'assurer le rayonnement de la culture française, et c'est l'objet de notre deuxième recommandation. En effet, les IA génératives sont entraînées sur des bases où la culture anglo-saxonne est omniprésente par rapport à la culture française. D'ailleurs, vous pourriez être étonnés des réponses des robots à certaines questions qui font l'objet de désaccords, comme par exemple sur l'identité de la première personne qui a réussi à effectuer la traversée de la Manche en avion. Pour assurer la diffusion de la culture française, nous avons recommandé la création d'une infrastructure technique qui favoriserait la mise en relation entre les développeurs d'intelligence artificielle et les détenteurs de données patrimoniales libres de droit. Je souligne que le dépôt légal ne nous appartient pas et que, donc, nous ne pouvons absolument pas utiliser ce dépôt légal pour mettre à disposition ces contenus. La Bibliothèque nationale de France, l'Institut national de l'audiovisuel et d'autres institutions ont à disposition de nombreux contenus qui pourraient être utilisés pour entraîner ces systèmes d'intelligence artificielle. Ces contenus libres de droit et cette infrastructure pourraient servir de plateforme de négociations à travers laquelle les titulaires de droit pourraient être rémunérés pour l'utilisation de ces contenus.

Notre troisième recommandation porte sur la formation des professions créatives à l'intelligence artificielle. L'objet est d'accélérer l'appropriation de l'IA par les industries culturelles et créatives et par les créatifs en général. Pour cela, nous recommandons d'investir dans le secteur de l'information et de la sensibilisation. Notre commission ne s'attend pas à des conséquences nécessairement négatives pour l'emploi, l'enjeu se situant plutôt au niveau de la complémentarité que de l'éviction. Le secteur de la culture doit faire l'objet d'une attention spécifique en raison de son organisation, caractérisée notamment par l'utilisation de contrats précaires. Certaines professions sont menacées à très court terme, ce qui nécessitera une attention accrue à leur égard. Certaines entreprises ont d'ailleurs annoncé à grand bruit leur intention de licencier des journalistes, considérant qu'elles n'en avaient plus besoin – ce qui reste encore à démontrer.

Enfin, au sujet de la recommandation que vous avez mentionnée, madame la Présidente, le domaine culturel et médiatique est organisé selon une structure oligopolistique. Un petit nombre de grands groupes y cohabitent avec une multiplicité de petits acteurs et même quelques indépendants. Le déploiement de l'intelligence artificielle dans ces secteurs aura pour conséquence d'accentuer la bipolarisation entre ces grands groupes d'un côté et ces petits acteurs de l'autre. En particulier, dans le domaine de l'information, cette bipolarisation accentue le risque démocratique avec l'apparition notamment de nouveaux acteurs qui n'ont pas de responsabilité éditoriale et qui pourront se livrer à de la désinformation ou à de la mésinformation. Des bulles de filtres sont également possibles avec les agents conversationnels. Nous considérons donc que le secteur de la presse doit être préservé vis-à-vis du déploiement de l'IA. Nous avons recommandé la création d'un fonds prioritaire d'innovation et d'appropriation des intelligences artificielles. Ce fonds pourrait être étendu au niveau européen au sein du programme Europe créative. Nous avons également recommandé de donner les moyens à la presse de renforcer la lutte contre la désinformation, à travers le financement d'initiatives en faveur de la transparence des sources. Il est très important que les groupes de presse sachent lorsque leurs sources sont utilisées. Transparence des sources, responsabilité éditoriale, traçabilité de l'information sont les axes que nous recommandons. Nous prônons également le développement d'audits de modèles, le développement de bases de données de fact checking (pour vérifier la véracité de l'information). Ce fonds serait doté d'un budget de 60 millions d'euros. Cela peut paraître très ambitieux alors que les budgets ont tendance à être réduits mais l'enjeu nous semble à la hauteur compte tenu du risque démocratique.

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