Je vous remercie de m'avoir invitée. J'évoquerai d'abord mon parcours. En effet, il est important d'écouter la parole des personnes concernées – c'est l'occasion pour elles de mettre des mots sur ce qu'elles ont vécu.
J'ai une double casquette : j'ai un parcours en protection de l'enfance et j'ai exercé pendant vingt ans dans ce secteur en tant qu'éducatrice spécialisée. J'ai travaillé au sein des services de la PJJ – la protection judiciaire de la jeunesse –, dans un service d'accueil d'urgence et dans un Itep – un institut thérapeutique, éducatif et pédagogique. De ce fait, je connais les difficultés rencontrées par les professionnels de la protection de l'enfance.
Je suis entrée tardivement dans le dispositif d'aide sociale à l'enfance – à 17 ans –, comme c'est le cas pour de nombreuses jeunes filles. Comme vous le savez, des recherches ont montré que les jeunes filles parlent moins facilement de ce qu'elles vivent. Je suis arrivée en France à l'âge de 6 ans et demi – j'étais ce qu'on appelle aujourd'hui une mineure non accompagnée (MNA) –, seule, dans un avion – une hôtesse de l'air me tenait la main. C'est l'une des premières fois où j'ai eu peur. Je suis arrivée à Paris et j'y suis restée pendant un an, une année assez difficile, avant d'avoir la chance de rejoindre un territoire que j'aime beaucoup : le Val-d'Oise, qui est un très beau département.
À 17 ans, je suis enfuie par une fenêtre pour fuir un mariage forcé. J'avais le choix entre mourir – si je restais – ou tenter de survivre en m'enfuyant par la petite fenêtre d'une salle de bain. Je me suis retrouvée à la rue à 17 ans, sans aucun document administratif. L'accès à des documents d'identité est essentiel dans le champ de la protection de l'enfance : quand on sort du dispositif sans papiers d'identité, on n'a accès à rien. J'ai donc connu la rue : alors que j'étais au lycée, j'ai dormi dehors, dans des cages d'escalier ou dans des bus. J'ai appelé le 115 pour avoir un lieu pour dormir, et j'ai finalement eu accès à une place d'hébergement d'urgence grâce à ce numéro d'urgence.
Un problème se pose : comment prouver mon identité ? je n'ai pas d'acte de naissance – j'avais quitté mon pays d'origine depuis plus de dix ans et je n'avais plus aucun lien avec lui. Le plus compliqué, c'était l'évaluation de la minorité – pour prouver que j'avais bien 17 ans. Je me rappelle : c'était en cours de philosophie. Mon proviseur – à qui je n'avais jamais eu affaire même si je le connaissais – entre dans la classe et me demande de sortir. C'était l'été, on était début juin et il faisait chaud. Je suis sortie de la classe avec mes affaires, j'ai vu deux hommes et mon proviseur m'a demandé de les suivre.
J'ai compris quand il a prononcé les mots : « Pas dans le lycée ». J'ai traversé le bâtiment et la cour – heureusement, comme ce n'était pas l'heure de la récréation, il n'y avait personne. Dès le portail passé, on m'a menottée et je me suis retrouvé dans une voiture de police. J'étais entourée de policiers : celui qui conduisait et un de chaque côté. Ils m'ont expliqué que j'allais subir un test osseux pour prouver que j'avais bien 17 ans. Je souris à l'instant parce que je me souviens que lorsque je me suis retournée, j'ai aperçu mon proviseur – accompagné de ma professeure principale –, dans sa voiture, qui suivait les policiers.
Une fois arrivée à l'hôpital – vers quatorze ou quinze heures, à l'heure où les urgences sont bondées –, je ne pensais qu'à une chose : les gens ne devaient pas penser que j'étais une meurtrière ou une criminelle. Je suis entrée dans une pièce, les soignants m'ont installée sur une grande table et ils ont pris des photos. Le médecin s'est inquiété : « Si tu ne comprends pas, je vais essayer… ». Il était étonné que je réponde en français – je lui ai expliqué que je vivais en France depuis plus de dix ans.
Pendant plus de dix ans, l'école est la seule chose qui m'a permis d'exister en France. Grâce à l'éducation nationale, je me suis sentie accueillie et citoyenne. Au sein de l'éducation nationale, il y a des personnels très engagés qui font de leur mieux au quotidien. Certains d'entre eux, notamment des travailleurs sociaux, sont allés au-delà de leurs missions et m'ont tendu la main – ma professeur principale m'a hébergée pendant un certain temps. Ils m'ont donné envie, quand j'avais 18 ans, au moment où je passais mon baccalauréat, de m'engager et de défendre la cause des enfants. Pour un enfant, le regard d'un adulte qui croit en lui est essentiel : quand un adulte se permet de rêver pour lui, il s'autorise à rêver à un ailleurs – et à des métiers. Dans le domaine de la protection de l'enfance, la manière dont on regarde un enfant et la considération qu'on lui porte sont fondamentaux. Même si j'ai échoué au baccalauréat – j'ai obtenu mon premier récépissé trois jours avant les épreuves –, je suis devenue cheffe de service et j'accompagne des jeunes.