Je vous remercie infiniment. Cependant je n'ai jamais été attaqué pour diffamation par le groupe Canal+. Pour en revenir à mon propos, je pense que même si parmi les grands industriels qui prennent le contrôle de grands médias pour, soit développer leurs affaires, soit aider leurs amis politiques, et même si parmi ceux-là Vincent Bolloré est l'exemple le plus caricatural, il n'est pas seul. Je pense par exemple à la manière dont, ces derniers mois, Patrick Drahi utilise ses chaînes i24News ou BFM TV pour relayer avec quelque complaisance la propagande du gouvernement Netanyahou, lequel tue actuellement des dizaines de civils palestiniens à Gaza. Je pense aussi à Bernard Arnault, qui a pris le contrôle du Parisien et des Échos et qui, depuis plusieurs années, les utilise soit pour protéger Emmanuel Macron, soit pour empêcher ces journaux d'enquêter sur son empire du luxe. Nous avons donc affaire à un problème général en France : beaucoup de propriétaires de presse instrumentalisent la presse pour des mauvaises raisons.
À la défense de M. Vincent Bolloré, après tout, vu l'attitude des pouvoirs publics en France depuis une dizaine d'années, il aurait peut-être tort de se priver d'agir de la sorte vu la faiblesse des sanctions qui sont appliquées, et de l'absence de menace qu'elles représentent pour leur modèle économique. On pourrait donc aussi s'interroger quant à l'attitude des pouvoirs publics.
J'aimerais à présent évoquer ce que j'ai vécu dans le système Canal+. Comme vous le savez, Vincent Bolloré est monté au capital de Vivendi entre 2012 et 2015 puis il a pris le pouvoir au printemps 2015 au sein du groupe Canal+. Nous avions été alertés par le fait qu'une filiale du Crédit mutuel basée à Monaco acceptait des valises d'argent liquide et encourageait ses clients les plus fortunés à pratiquer l'exil fiscal en Suisse et cela nous a paru intéressant de mener l'enquête sur cette affaire. Canal+ avait accepté et nous travaillions déjà sur le sujet depuis plusieurs mois. Nous avions réalisé des entretiens contradictoires puis nous avions annoncé que notre reportage était prêt et que son contenu allait faire trembler les banques. Un mystérieux mail a alors circulé au sein de Canal+, de la part d'un mystérieux responsable de la programmation, annonçant la déprogrammation de ce reportage.
Personne n'a su nous en expliquer les raisons. On nous a demandé de fournir en urgence un film de remplacement et ce n'est qu'à l'été 2015, à travers un article de Mediapart, que nous avons découvert que le président du Crédit mutuel, Michel Lucas, avait appelé son ami Vincent Bolloré – qu'il aide financièrement à grimper au capital de Vivendi – pour que cette enquête soit refusée. Vincent Bolloré a alors appelé Rodolphe Belmer pour lui signifier que ce problème devait être « réglé ».
Nous nous étions retrouvés discrédités. Pendant tout l'été, les abonnés de Canal+ nous ont écrit, sur la page Facebook de « Spécial Investigation », pour demander si nous enquêtions sur Subway parce que Vincent Bolloré n'était pas actionnaire de Subway. Ils se sont moqués de nous, constatons que bien que prétendant pratiquer du journalisme d'information, nous n'étions plus libres de choisir nos sujets d'investigation.
Le 3 septembre 2015, Vincent Bolloré vient personnellement devant le comité d'entreprise de Canal+. Il assume alors cette censure du reportage sur le Crédit mutuel dans les termes suivants : « S'il y a dans cette maison des gens qui n'arrêtent pas de taper sur ces clients ou partenaires, elle n'en aura bientôt plus du tout. Attaquer la BNP [une enquête sur BNP Paribas avait également été censurée], LCL ou le propriétaire de l'immeuble serait une bêtise. » Nous avons essayé d'en savoir plus car quand on travaille pour une chaîne nationale et que quatre-vingts producteurs dans Paris nous proposent des projets à longueur de journée, on a une éthique à respecter. Nous avons donc réclamé des explications écrites à la direction, lui demandant sur quels types de sujets nous étions autorisés à travailler. Maxime Saada, nommé par Vincent Bolloré, nous a fait répondre par écrit le 16 septembre 2015 : « La direction estime qu'il est préférable d'éviter les attaques frontales ou polémiques à l'encontre de partenaires contractuels actuels ou futurs. »
De quels partenaires s'agissait-il ? Ceux de Vincent Bolloré, de Canal+, de Vivendi, de leurs filiales ? Comment pouvions-nous connaître les « partenaires futurs » que nous ne devions pas importuner ? Nous en avons conclu que la direction s'autorisait à censurer n'importe lequel de nos reportages, nous plaçant dans l'incapacité de travailler. L'affaire ne s'arrête pas là puisque le 8 septembre 2015, Maxime Saada fait déprogrammer un deuxième documentaire intitulé Hollande-Sarkozy, guerre secrète dans lequel nous nous étions intéressés aux coups bas que s'échangeaient les deux candidats à la présidentielle à l'époque. Lorsque cette information est relayée par Le Monde le 13 septembre, Maxime Saada reprogramme le reportage en catastrophe et nous ordonne de ne plus jamais communiquer aux auteurs de reportages la date de leur diffusion. C'est comme ne pas informer un écrivain de la publication de son roman. La raison de ceci est que les auteurs des films documentaires extérieurs à Canal+ ne peuvent plus s'apercevoir que leur reportage a été censuré étant donné qu'aucune date de programmation n'est plus communiquée. On peut alors leur promettre pendant des mois voire des années que leur film est en attente d'être programmé.
Le 22 octobre, l'affaire du Crédit mutuel se solde de manière intéressante dans la mesure où un important responsable de Vivendi, Stéphane Roussel, est présent à la réunion du comité d'entreprise de Canal+. Nous l'avons naturellement interrogé sur cette affaire et il nous a alors répondu que Vincent Bolloré détestait qu'une investigation soit uniquement à charge – nous avions proposé au Crédit mutuel de s'exprimer mais il avait décliné l'invitation – et que le patron du Crédit mutuel avait appelé Vincent Bolloré, prétendant ne pas avoir pu se défendre et demandant que le reportage soit refusé. Stéphane Roussel a conclu en disant que peu importe si Michel Lucas et Vincent Bolloré étaient amis, qu'il n'en avait rien à faire et qu'il n'avait même pas regardé le programme. Quelques semaines plus tard, Philippe Labro, conseiller de Vincent Bolloré, déclarera sur France 2 dans « Complément d'Enquête » : « Vincent Bolloré a souhaité que ce documentaire ne passe pas. Il a fait ce qu'il souhaitait faire. Il l'a déprogrammé. »
De nombreuses affaires similaires se sont succédé. Des reportages ont été déprogrammés et la direction éprouvait un sentiment de totale impunité à cet égard. Quant aux journalistes, ils étaient totalement discrédités.
Le 9 octobre, je suis nommé représentant syndical et j'ai naïvement essayé de défendre le journalisme d'investigation et notre éthique. Je rappelle au passage que nos programmes plaisaient beaucoup aux abonnés. J'ai annoncé ma nomination le 9 octobre à mon responsable. Deux heures plus tard, Maxime Saada m'a fait adresser un courrier de convocation à un entretien préalable en vue d'un éventuel licenciement. Cette procédure était totalement illégale puisque j'avais été nommé responsable syndical à 8 h 07 et que le courrier a été rédigé l'après-midi. J'avais un excellent dossier et de très bons états de service à Canal+ depuis vingt ans. Le dossier disciplinaire était vide. Pour moi, l'affaire était compliquée mais cette action était illégale à mes yeux et relevait du pénal.
Mon téléphone portable a sonné pendant tout le week-end et mon responsable a fini par m'appeler pour m'expliquer que la direction voulait simplement que je parte en échange d'un chèque. Je lui ai répondu que je ne voulais pas recevoir un chèque mais continuer à exercer mon métier de journaliste. Mon responsable a alors ajouté qu'il était question d'un « gros chèque ». Peu importe, ma réponse était inchangée.
Quelques mois plus tard, nous avons essayé désespérément de proposer quelques autres enquêtes à la direction. Sur onze propositions, nous essuyons sept refus. Je vous communique les titres des reportages refusés car cela me semble intéressant :
- « Volkswagen, l'entreprise de tous les scandales » : l'enquête portait sur les logiciels antipollution truqués chez Volkswagen, ce qui était un sujet d'intérêt général et de santé publique ;
- « Le monde selon YouTube » ;
- « Attentats de 2015 : des dysfonctionnements des services de renseignement » : sujet majeur sur des événements qui ont causé plus de 130 morts à Paris ;
- « François Homelande : les guerres du président socialiste et leurs effets pervers » ;
- « Les emplois fictifs dans la haute fonction publique » ;
- « Répression Made in France » : un reportage sur les matériels de guerre et de maintien de l'ordre exportés massivement par la France dans des pays peu recommandables ;
- « Nutella : les tartines de la discorde ».
Tous ces sujets ont donc été refusés par la direction nommée par Vincent Bolloré. Il me semble que ce dernier exploite des champs d'huile de palme en Afrique, ce qui explique qu'il ait pu être gêné par le dernier sujet.
Le Canard Enchaîné a rédigé un article évoquant une « liste noire » que Vincent Bolloré voudrait « karcheriser » parmi les salariés de Canal+, une liste dont je faisais partie. En juin 2016, Vincent Bolloré met fin à l'émission « Spécial Investigation ». Deux de mes collègues ont été reclassés mais aucun poste ne m'a été proposé.
En tant que délégués du personnel, nous avons alerté le CSA mais ce dernier n'a pas réagi. La quasi-absence de réaction a procuré à ces personnes un sentiment d'impunité. Ainsi par exemple, le 1er juin 2016, Maxime Saada va devant l'Assemblée nationale, où il déclare, à propos de l'enquête sur le Crédit mutuel : « Il n'y a jamais eu aucune censure, aucune instruction d'où qu'elle vienne. Je suis très attaché à l'investigation ». Trois semaines plus tard, « Spécial Investigation » était supprimé. Ces propos ont « intoxiqué » la représentation nationale, les députés ignorant qu'ils étaient faux.
En 2017, ce sentiment d'impunité aboutit à une situation assez surréaliste. Vincent Bolloré cherchait à signer des contrats avec l'État togolais. Le Togo est un peu relativement peu démocratique. Le peuple manifestait depuis six mois et le président avait ordonné de tirer. Toute la presse nationale en parlait. Un reporter de Canal+ a finalement été envoyé sur place pour faire un reportage pour l'émission « L'Effet Papillon » afin de couvrir ces événements dramatiques. On découvrira par la suite que la direction de Canal+ a fait retirer le reportage en catastrophe de la plateforme de rattrapage (ou replay ) de la chaîne et on apprendra que le président togolais s'était plaint à propos de ce reportage auprès de Vincent Bolloré. Le reportage sera ensuite rediffusé « par erreur » par quelqu'un qui sera immédiatement licencié. Comme si cela ne suffisait pas, quelques semaines plus tard, la direction de Canal+ nommée par Vincent Bolloré fait diffuser à 7 heures du matin, en toute illégalité, un publireportage sur le dictateur africain sans préciser qu'il s'agissait d'un publireportage. Là encore, l'instance de régulation ne s'en est pas aperçue. Il faudra qu'un média indépendant talentueux, Les Jours, repère ce publireportage pour que le CSA s'en préoccupe et inflige une sanction symbolique au groupe Canal+.
Nous avons essayé de comprendre les tenants et aboutissants de cette affaire. Nous avions affaire cette fois à Frank Cadoret, haut responsable de Canal+. Il a expliqué devant le comité d'entreprise que ce reportage n'avait peut-être pas plu au président togolais. Selon lui, aller dans un pays où la télévision payante est très régulée pour y attaquer le président de la République n'était pas une démarche très adroite, tant pour le business que pour les salariés de Canal+. Nous nous sommes donc retrouvés complètement entravés dans notre travail de journalisme en raison de liens entre Vincent Bolloré et certains acteurs. Il était devenu impossible de travailler.
Le CSA a très peu réagi, Vincent Bolloré a imposé chez CNews Jean-Marc Morandini, mis en examen pour corruption de mineurs, puis Éric Zemmour, plusieurs fois condamné pour provocation à la haine raciale. Cela devenait compliqué à gérer…
Le problème n'est pas tellement que Vincent Bolloré défende ou fasse défendre les thèses du Rassemblement national ou de Reconquête. C'est son droit d'adhérer aux idées de l'extrême-droite après tout… Le problème est qu'il pense qu'en tant qu'actionnaire, il est tout-puissant, c'est-à-dire apte à contrôler l'information et le travail des journalistes. Il se sent autorisé à forcer les journalistes à violer leur déontologie professionnelle. Le pire est que la quasi-absence de réaction des autorités face à ces agissements illégaux l'autorise à aller encore plus loin. Il a mis en place une véritable omerta, imposant le silence par l'intermédiaire de clauses contractuelles à tous ceux qui quittent le système qu'il a mis en place. Des centaines de syndicalistes, humoristes ou journalistes ne pourront jamais s'exprimer sur le sujet sous peine de violer ces clauses de confidentialité. Dans mon cas, les clauses n'avaient aucune limitation de durée. Dans vingt-cinq ans, au moindre tweet maladroit, Vincent Bolloré pourra encore faire venir des huissiers devant chez vous pendant dix ans et vous faire restituer l'intégralité des fonds.
Les centaines de personnes qui savent ce qui s'est passé à l'intérieur de Canal+ ne pouvant pas témoigner, les dirigeants du groupe se sentent autorisés à nier le problème devant la représentation nationale. Qui pourra remettre en cause leur parole ? Telle est la situation actuelle.
Pour résumer, Vincent Bolloré censure les médias qu'il contrôle pour protéger ses partenaires en affaires. C'est interdit par la loi du 30 septembre 1986, elle-même renforcée par la loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias, dite « loi Bloche » : un actionnaire ne peut pas entraver la liberté éditorialiste pour protéger ses affaires. Vincent Bolloré influence en permanence la ligne éditoriale de Canal+ mais aussi, en coulisses, du cinéma. Il est compliqué d'évoquer certains sujets sur Canal+ comme la pédophilie dans l'Église ou des usines occupées. Mépris des chartes déontologiques, mensonges devant le Parlement, corruption d'agents publics étrangers… Vincent Bolloré a reconnu des affaires en Afrique où il avait aidé des potentats africains dans leur campagne en échange de marchés. Il a fait diffuser des fausses nouvelles ou fake news et des séquences sexistes, racistes et homophobes de manière répétée. Il a finalement contraint au silence des centaines de journalistes. Ces pratiques ne sont rien d'autre qu'un gigantesque bras d'honneur à l'éthique de l'information.
Comment se fait-il que les pouvoirs publics n'aient pas réagi depuis dix ans ? Pourquoi la représentation nationale se laisse-t-elle mépriser à ce point de la part de quelqu'un qui viole les lois en quasi-impunité – les quelques sanctions du CSA n'ayant pas eu d'effet ? Pourquoi ne faites-vous pas respecter les lois ?
Je suis prêt à répondre à vos questions.