Nous avons bâti une politique agricole commune en Europe qui a admirablement fonctionné de 1962 au début du XXIe siècle, lorsque les quotas laitiers et sucriers ont été supprimés. Les prix étaient administrés, donc la loi du marché ne s'imposait pas : les prix n'étaient pas justes ou rémunérateurs, ils étaient politiques, mais ils satisfaisaient les producteurs car ils étaient suffisamment éloignés de ceux des marchés mondiaux.
Ce système nous a conduits à une impasse, puisque l'augmentation des rendements liée à des prix incitatifs a fini par poser un problème de quantité de production. Pour le résoudre, l'Union européenne a instauré des quotas, mécanisme qui s'est rapidement révélé intenable, politiquement et pratiquement. Les accords de Blair House ont permis de boucler le cycle de l'Uruguay, mais ils ont complètement changé le fonctionnement du modèle économique : en effet, les aides directes ont remplacé les prix comme vecteurs du soutien à l'agriculture ; ces aides sont devenues de plus en plus conditionnelles, liées au respect de critères environnementaux. Il ne me semble pas possible de revenir en arrière, et ce ne serait sans doute pas dans l'intérêt de la France.
La PAC a bien fonctionné et je rêve que les pays africains soient capables de s'offrir une politique comparable, mais seuls trois acteurs peuvent la financer : le producteur, le consommateur et le contribuable. Or dans de nombreux pays, les consommateurs n'ont pas d'argent et il n'y a pas de contribuables… L'Europe, elle, a eu la chance de compter des consommateurs solvables et des contribuables. Par ailleurs, si l'on voulait revenir en arrière, ce n'est pas supprimer Blair House qui poserait problème : de toute façon, l'OMC est morte !
À l'échelle de la planète, il y a 8 milliards d'êtres humains ; parmi eux, 1 milliard qui souffrent de pauvreté alimentaire, dont 250 millions de la faim – et c'est souvent la folie des hommes qui plonge les populations dans la faim. La population mondiale atteindra probablement une dizaine de milliards de personnes à la fin du siècle : pour parvenir à éradiquer la pauvreté alimentaire – non pas en nourrissant toute la planète comme des obèses américains, ni même comme des végétariens indiens, mais comme des Français pratiquant le French paradox, avec tout de même un peu de viande ! – il est nécessaire d'augmenter la production agricole mondiale, à laquelle me semble-t-il l'agriculture biologique ne pourra pas suffire – je crois davantage dans l'agriculture raisonnée.
Nous avons un débat de riches ! Les questions de souveraineté et de sécurité alimentaires ne se posent pas avec une grande acuité. D'ailleurs, lorsque l'on évoque la sécurité alimentaire, les Français pensent à la sécurité sanitaire. C'est du reste un paradoxe que jamais les Français n'ont aussi bien mangé du point de vue sanitaire, mais que jamais leur alimentation ne les a autant inquiétés.