Pour ma part, je ne pense pas que La Via Campesina ait changé quoi que ce soit dans l'analyse. Les principes fondateurs de la politique agricole commune posés par la conférence de Stresa en 1958 contenaient déjà cette notion. C'était légitime : l'Europe était dépendante, à l'époque. Je rappelle que, parmi les cinq points du plan Marshall, l'un concernait les produits agricoles et un autre les engrais.
L'un des grands moments de la prise de conscience par l'Europe de sa dépendance est l'embargo américain sur le soja en 1973. Je suis totalement d'accord avec M. Dufumier et Mme Laroche-Dupraz sur la dépendance en matière de protéagineux, mais cette situation n'est pas nouvelle : le premier plan Protéines doit remonter à 1974 ou 1975. L'embargo américain a été un coup de tonnerre, car seuls les États-Unis exportaient du soja à l'époque – c'est au lendemain de l'embargo que l'Amérique du Sud s'y est mise, d'abord l'Argentine, puis le Brésil. Le modèle de cette agriculture que vous qualifiez parfois de manière un peu caricaturale d'intensive reposait sur des élevages de petits porcs et de petites volailles qui gagnaient en poids en consommant uniquement du soja. On ne savait pas faire autre chose.
J'entends l'antienne de la production nationale de protéines depuis cinquante ans, mais cela n'a manifestement pas l'air de fonctionner. L'arme alimentaire fut utilisée deux fois. La première fois, avec cet embargo, les États-Unis ont voulu faire sentir aux Européens et aux Japonais, dans les derniers moments du cycle de Tokyo, leur dépendance à leur égard en matière de soja. La deuxième date du 4 janvier 1980, avec la décision du président Jimmy Carter d'imposer un embargo sur les exportations de céréales à destination de l'Union soviétique, qui venait d'envahir l'Afghanistan. Cet embargo n'a pas fonctionné et le président Ronald Reagan y a mis fin un an plus tard.
Je comprends que La Via Campesina utilise la notion de souveraineté alimentaire pour des pays du tiers-monde – Bertrand Hervieu avait d'ailleurs écrit un article sur le droit des peuples à se nourrir eux-mêmes – mais il me semble que l'Europe a largement dépassé ce stade, même dans le contexte de la guerre en Ukraine.