Mon propos s'organisera en trois points : une clarification du concept de souveraineté alimentaire dans la littérature économique et politique ; une présentation de quelques indicateurs mesurant la dépendance alimentaire européenne et française au commerce international ; et une réflexion sur les implications de la définition d'une stratégie de souveraineté alimentaire nationale et européenne.
Dans les débats, le terme « souveraineté alimentaire » est bien souvent employé pour parler d'autonomie ou d'indépendance alimentaire, alors qu'il s'agit de notions très différentes. Dans son rapport de 2023 Souveraineté alimentaire : un éclairage par les indicateurs de bilan, FranceAgriMer note que, « dans le contexte actuel de tension, cette même expression "souveraineté alimentaire" a été reprise dans des discours […] issus d'acteurs professionnels […], économiques ou politiques éloignés de [la] tendance altermondialiste » originelle.
Le concept de souveraineté alimentaire est né en 1996, en marge d'un sommet de l'alimentation, en opposition à un processus de mondialisation vécu par les mouvements agricoles altermondialistes menés par La Via Campesina comme une entrave au maintien de l'agriculture vivrière et paysanne des pays du Sud. Au gré des forums, il a évolué vers « un droit des États, des populations, des communautés à maintenir et développer leur propre capacité à produire leur alimentation, à définir leurs propres politiques alimentaires, agricoles, territoriales, lesquelles doivent être écologiquement, socialement, économiquement et culturellement adaptées à chaque spécificité ».
La principale nouveauté du concept est d'affirmer la nécessité de subordonner les politiques agricoles et commerciales à la volonté des peuples en matière d'alimentation. Sa subtilité est d'associer la défense des producteurs agricoles à la défense des consommateurs ou des habitants des villes, agrégeant ainsi dans le discours des intérêts pourtant contradictoires du point de vue économique. En revanche, les politiques nécessaires pour y parvenir restent à définir puisqu'elles dépendent des choix faits. En effet, un peuple souverain pourrait tout à fait viser l'indépendance alimentaire et limiter sa consommation à sa seule capacité de production ou, au contraire, préférer spécialiser sa production agricole dans des produits pour lesquels son territoire dispose d'avantages productifs et les exporter pour financer ses importations alimentaires. Réfléchir en termes de souveraineté alimentaire revient donc à rechercher un consensus entre producteurs et consommateurs sur ce qu'on souhaite produire, consommer, importer et exporter, puis à définir une stratégie alimentaire, au lieu de la subir, et à élaborer les politiques nécessaires à son déploiement.
En l'absence de stratégie clairement définie, il ne peut donc exister d'indicateur de souveraineté alimentaire proprement dit. En revanche, les indicateurs de mesure du niveau de dépendance du secteur agroalimentaire au commerce international sont utiles pour éclairer le choix d'une stratégie.
J'en viens aux indicateurs de dépendance alimentaire en France et en Europe.
Les deux intervenants précédents ont rappelé que l'Union européenne et la France sont exportatrices nettes de produits agricoles et alimentaires – je n'y reviens pas. La France valorise très bien certains produits agricoles très demandés sur le marché international et la balance commerciale agricole et alimentaire française n'a pas connu de réelle dégradation au cours des vingt dernières années. En revanche, les chiffres indiquent une détérioration vis-à-vis de nos partenaires intracommunautaires. D'après le rapport de FranceAgriMer publié en décembre dernier, le taux d'autoapprovisionnement est atteint ou dépassé pour la plupart des produits agricoles, sauf pour les fruits et légumes, les oléagineux, certaines viandes et la matière grasse laitière, mais il s'érode globalement depuis dix ans. En 2022, 64 % des importations françaises venaient de l'Union européenne et 56 % des exportations françaises étaient destinées au marché communautaire.
Cette situation, en lien avec la spécialisation historique de l'appareil productif français dans le cadre du marché unique européen, ne compromet pas la sécurité des approvisionnements alimentaires en France, sauf dans le cas des oléagineux, qui combinent à la fois une absence d'autosuffisance et une dépendance aux producteurs non européens. Toutefois, les différentes dépendances ne sont pas du tout équivalentes selon qu'elles sont perçues comme subies, comme les importations de produits considérés comme concurrents de la production nationale, ou choisies, comme les produits tropicaux, ou encore selon que les groupes de produits concernés sont plus ou moins nécessaires à la sécurité alimentaire – on peut difficilement comparer la dépendance aux importations pour le riz et pour le thé, par exemple. Le recours au commerce international permet d'abonder ou de compléter le marché national de produits recherchés par les consommateurs, souvent non adaptés aux conditions pédoclimatiques nationales, comme les fruits tropicaux ou de contre-saison.
En corollaire, la recherche d'une autosuffisance alimentaire française supposerait de s'affranchir des échanges commerciaux et donc d'aligner la consommation alimentaire nationale sur les capacités de production du pays. Or l'acceptation d'un tel choix par les consommateurs et citoyens n'est pas certaine. Le panier de consommation diffère en effet très grandement du potentiel de production, alors que l'agriculture française est une des plus diversifiées au monde. Enfin, une stratégie d'autosuffisance alimentaire serait contradictoire avec l'ambition de poursuivre le développement des exportations agroalimentaires en vue de maintenir une balance commerciale équilibrée ou excédentaire dans ce secteur.
Il est nécessaire de compléter ce tableau par le constat que les agricultures françaises et européennes sont très dépendantes des importations pour leur approvisionnement en intrants – carburants, engrais et pesticides. Ainsi, 45 % de l'azote, 46 % du phosphore, 58 % de la potasse consommés dans l'Union européenne pour les fertilisants de synthèse sont importés essentiellement de pays tiers, dont la Russie et la Biélorussie. L'élevage est particulièrement dépendant de l'importation d'oléoprotéagineux utilisés pour l'alimentation animale. En 2022, la France a importé 57 % de ses besoins en tourteaux et environ 50 % de ses besoins en matières riches en protéines, avec un niveau de dépendance variable selon les filières et les systèmes d'exploitation. Au niveau européen, le dernier rapport en date indique un taux de dépendance à l'importation de soja, essentiellement brésilien et argentin, destiné à l'alimentation animale de 97 %.
Le solde commercial de l'Union européenne exprimé en contenu nutritionnel, et non plus en euros, est négatif depuis plusieurs décennies. L'Union européenne est donc importatrice nette de calories : autrement dit, c'est le monde qui nourrit l'Europe, et non l'inverse. L'essentiel de la production laitière, porcine ou avicole, dont d'ailleurs une partie continue d'être destinée à l'exportation, repose sur des importations massives de soja américain. Or, les surfaces agricoles françaises et européennes étant déjà largement utilisées pour l'alimentation animale, la relocalisation de la production de protéines destinées à l'alimentation animale pour combler les importations à leur niveau actuel est illusoire, sauf à renoncer à des productions végétales destinées à l'alimentation humaine. Par conséquent, si l'objectif prioritaire est de réduire la dépendance aux importations, le seul levier efficace envisageable est de réduire la production et la consommation de produits animaux en France.
Ces constats confirment que la définition d'une stratégie de souveraineté alimentaire impose de réaliser des arbitrages entre les intérêts contradictoires des producteurs, des consommateurs et des citoyens.
J'en viens à mon dernier point. Être souverain en matière agricole revient à décider de ce que l'on veut comme usage du foncier et comme systèmes agricoles et alimentaires, et à traduire ces choix par des politiques agricoles, alimentaires et commerciales permettant de passer de la situation présente à la situation visée. Or les systèmes agricoles et alimentaires actuels montrent des faiblesses qui menacent leur durabilité. D'un côté, nous subissons les conséquences négatives de l'agriculture et de l'élevage intensifs en intrants sur l'environnement, sur les ressources – en terre, en eau et en énergie – et sur la biodiversité, ce à quoi s'ajoutent les importantes émissions nettes de gaz à effet de serre de l'agriculture, qui est elle-même assez mal adaptée aux changements climatiques en cours. De l'autre côté, les attentes sociétales en termes de qualité des produits alimentaires et de mode de production croissent, ce qui génère des coûts et des contraintes importants pour les producteurs, tandis que les populations vulnérables de nos sociétés riches peinent à accéder à une alimentation suffisante, saine, nutritive et de qualité.
Schématiquement, le débat politique sur ces questions s'organise, au niveau européen, autour de deux visions antagonistes.
La première, impulsée par la présidente de la Commission européenne en 2019 avec le Pacte vert, cherche à orienter la transformation des systèmes agricoles pour protéger l'environnement, limiter la pression sur les écosystèmes et les ressources ainsi que le changement climatique. Concrètement, il s'agit de réduire les usages d'engrais et de pesticides, quitte à éroder le niveau de production. Le corollaire de cette vision est une transition vers des régimes alimentaires plus sains et plus durables des consommateurs européens avertis, passant notamment par une réduction de la part carnée de l'alimentation, sauf à importer le déficit depuis l'étranger et donc exporter les pollutions.
L'autre vision s'exprime par la critique de la stratégie du Pacte vert par certains États membres et par une partie du Parlement européen. Elle donne la priorité au maintien de la production et à l'exportation de biens agricoles, quitte à alléger les contraintes environnementales qui entravent cette dynamique. Le corollaire de cette vision est la contestation de toute remise en cause des systèmes alimentaires actuels, en ignorant les menaces que ces systèmes font d'ores et déjà peser sur la santé des hommes et des écosystèmes ou en repoussant à plus tard leur traitement. Cette vision s'est récemment traduite par plusieurs votes au Parlement européen diminuant les exigences écologiques imposées aux agriculteurs.
Ces reculs témoignent de la difficulté de mener à bien une stratégie efficace et cohérente avec les différentes politiques engagées quand elles se heurtent à l'acceptabilité des acteurs concernés. Les agriculteurs sont soucieux de la compétitivité de leurs exploitations et demandent à être protégés des distorsions de concurrence. Cela exige une harmonisation toujours accrue des règles européennes, malgré la tentation des États membres de demander des dérogations ou de chercher à les contourner. Vis-à-vis des pays tiers, cela suppose des protections aux frontières toujours plus adaptées, à l'image des réflexions actuelles sur les clauses miroirs. À l'autre bout de la chaîne, toute protection supplémentaire aux frontières jouerait à la hausse sur les prix alimentaires en Europe. Une réorientation d'une partie du soutien vers la demande permettrait sans doute de limiter ou de compenser les pertes pour les consommateurs, mais la politique agricole commune actuelle est dépourvue de volet alimentaire.