Le concept de souveraineté alimentaire est un peu reconnu au niveau international, par les instances de l'ONU, et a été repris par exemple par le haut-commissariat au plan dans son rapport de 2021 La France est-elle une grande puissance agricole et agroalimentaire ? qui adopte la définition standard. Celle-ci fait de la souveraineté alimentaire plutôt un critère de sécurité alimentaire – la sécurité des approvisionnements en termes de quantité. La souveraineté alimentaire est le droit des peuples à définir leur degré d'autosuffisance et les moyens d'y parvenir.
Pour un grand nombre de pays du Sud, la question est de ne pas trop dépendre de l'étranger et d'en connaître les risques. La production agricole française, elle, est excédentaire pour un très grand nombre de produits, en particulier les céréales – que nous essayons d'exporter vers l'Algérie et l'Égypte, en concurrence avec le blé ukrainien, russe et roumain. Les exportations de céréales, qui représentaient, selon le rapport du haut-commissariat au plan, encore un tiers de l'excédent de notre balance commerciale en 2021, ne sont pas celles qui nous rapportent le plus. Pour le reste, nous sommes souverains sur les vins, les spiritueux, les bons fromages et plusieurs autres produits de qualité. Nous sommes très dépendants pour les produits de la mer et, depuis très longtemps, pour la viande ovine. La raison en est que la politique agricole des prix que la France a menée au lendemain de la seconde guerre mondiale et qui s'est poursuivie sous l'Europe des Six, des Huit et des Quinze s'est accompagnée de protections aux frontières pour garantir que nos agriculteurs soient correctement payés face à la concurrence des céréales en provenance des États-Unis ou du lait de Nouvelle-Zélande, mais que ni les ovins, ni la laine, ni même la viande en général n'ont bénéficié d'une telle protection.
Il n'y a pas eu non plus de protection pour les protéagineux – on parle d'ailleurs de souveraineté protéinique, le sens de cette expression restant à vérifier. Dans ce domaine, notre agriculture et notre alimentation se trouvent aujourd'hui dans une situation de réelle dépendance – aux deux tiers pour ce qui est des légumes secs. Je rappelle que les lentilles, les petits pois, les haricots contribuent à une alimentation riche en fibres et donc à diminuer l'incidence du cancer du côlon. Regardez l'étiquette d'une boîte de cassoulet de Castelnaudary : s'il n'est pas indiqué que les haricots sont d'origine France, de Tarbes par exemple, c'est qu'ils viennent d'Argentine.
Nos porcs et nos cochons sont alimentés par des graines de soja et nos ruminants par des tourteaux de soja transgénique. C'est un grand drame car la France est dépendante pour les deux tiers de ses besoins et l'Europe presque pour les trois quarts – j'ai juré de dire la vérité, mais à quelques chiffres actualisés près. Notre élevage est donc très dépendant de l'importation de protéines végétales en provenance surtout du Brésil, pour la moitié, mais aussi d'Argentine, des États-Unis, et un peu d'Uruguay et du Paraguay.
Nous sommes très excédentaires en céréales puisque nous exportons quasiment la moitié de notre production – je parle sous le contrôle de Philippe Chalmin. Une partie de ces exportations est destinée à des marchés solvables, mais l'exportation vers l'Égypte et l'Algérie ne rapporte rien et est hypercoûteuse. Dans mon pays de Caux, pour obtenir un blé panifiable à 90 quintaux, il faut faire d'importantes dépenses en engrais azotés de synthèse afin de l'enrichir en protéines. Ces engrais sont des produits de synthèse dont la production nécessite des énergies fossiles, du gaz naturel notamment – j'allais dire du gaz russe, pour vous faire peur. La production des pesticides et des engrais consomme bien plus d'énergie fossile que le tracteur, la motopompe ou la moissonneuse-batteuse. Cette dépendance aux engrais, la guerre en Ukraine l'a montrée d'emblée.
Pour produire du blé à haut rendement, il faut aussi parler de la dépendance au phosphore. Les experts ne sont pas tous d'accord, mais d'ici trois à quatre décennies, le coût d'exploration et d'exploitation des nouvelles mines de phosphate – que nous importons actuellement du Maroc et un peu d'Algérie – devrait devenir considérable. Lors du Salon de l'agriculture, nous avons pu voir le désespoir des agriculteurs face à cette dépendance aux engrais azotés de synthèse, à l'énergie fossile et, éventuellement, aux engrais phosphatés dont le prix monte bien plus vite que l'inflation, les producteurs anticipant la hausse des coûts de production.
Quant à nos productions excédentaires – blé, poudre de lait, poulet bas de gamme –, nous essayons de les exporter vers les pays les plus pauvres alors que ce sont ceux qui nous rapportent le moins. On peut du reste se demander si c'est à nous de nourrir les pays les plus pauvres ou s'ils auraient la capacité de se nourrir eux-mêmes. La question de la souveraineté alimentaire est aussi une question de solidarité à l'échelle mondiale.
L'alimentation, ce sont des calories, des protéines, des vitamines, des minéraux, des fibres et des antioxydants. La première nécessité, ce sont les calories, dont je rappelle qu'elles viennent du soleil – pas de pénurie prévue avant des milliards d'années. Pour moins dépendre des énergies fossiles, je suggère donc de faire un usage intensif à l'hectare de l'énergie solaire grâce à une couverture végétale la plus totale et la plus permanente possible afin de maximiser la photosynthèse.
L'énergie alimentaire, ce sont des glucides, glucoses, lipides et autres molécules carbonées. Je rappelle que les plantes ont besoin de carbone pour les fabriquer et qu'elles trouvent ce carbone dans le gaz carbonique de l'atmosphère – qui est en excédent. Faisons donc un usage intensif de ces ressources gratuites, renouvelables et pléthoriques, comme l'énergie solaire ! Cela nécessite en revanche de régler l'accès au terrain, ce qui est un autre problème.
Dès lors, réduire sa dépendance soulève la question de la gestion de l'eau, et cela dans tous les pays du monde. Pour que le gaz carbonique entre dans la plante afin qu'elle puisse fabriquer des glucides et des lipides – et peut-être de la paille et des racines – il faut de l'eau. Ce processus permet de séquestrer le carbone dans la biomasse puis dans l'humus des sols. Il concourt donc à atteindre les objectifs de la COP21. L'eau de pluie est gratuite, mais nous sommes dépendants des énergies fossiles si l'eau doit être pompée dans les nappes phréatiques ou dans les rivières. Pour retenir l'eau de pluie en empêchant son ruissellement, on peut remettre des haies et étoffer la couverture végétale. Les solutions techniques existent, chez nous et dans d'autres pays.
En exportant à bas prix nos céréales et notre poudre de lait vers les pays du Sud, nous faisons le plus grand tort aux producteurs de mil et de sorgho qui travaillent à la main ou aux éleveurs peuls du Sénégal. C'est le meilleur moyen pour pousser les agriculteurs vers les bidonvilles, d'où ils partiront vers les États-Unis où l'Europe, en passant par le désert libyen et la Méditerranée dans les conditions que vous savez.
Nous devons donc produire moins, mais mieux. À l'évidence, nos poulets bas de gamme, élevés avec du maïs polonais ou ukrainien et du soja brésilien, ne peuvent pas être compétitifs avec les poulets brésiliens ! Aucune de nos filières bas de gamme n'est rentable. Le blé à 90 quintaux est très gourmand en énergies fossiles. Le maïs est une plante amérindienne qui poussait originellement en milieu intertropical : était-il judicieux de le faire pousser autant au Nord, où la saison chaude est la saison sèche alors que, dans son milieu d'origine, c'est la saison des pluies ? Et nous exportons de la poudre de lait pour que les petits enfants Chinois ne consomment pas du lait contaminé, alors que Sodiaal a dû racheter une usine chinoise en France car sa poudre de lait n'était pas compétitive ! On exploite des vaches prim'holstein qui consomment beaucoup d'eau pour produire beaucoup de lait qu'on déshydrate pour faire de la poudre, et on pensait être compétitif ?
Il est donc clair que nos filières bas de gamme ne sont donc pas compétitives, ni pour l'export, ni pour le marché intérieur. C'est le désarroi des paysans aujourd'hui. Retrouver une plus grande souveraineté alimentaire est possible en faisant un usage intensif des rayons du soleil et de l'eau de pluie. Pour cela, il faut empêcher l'eau de ruisseler, grâce à la couverture végétale, et laisser la porosité des sols se faire par l'action des vers de terre plutôt que par le labour, qui oxygène le carbone de l'humus des sols et expose les vers de terre au soleil en pleine journée, ce qui ne leur fait pas le plus grand bien.
Quant à notre dépendance pour les protéines, je rappelle qu'ajouter de l'azote à une molécule carbonée pour enrichir le blé en protéines afin qu'il soit panifiable est un processus énergivore qui consomme de l'urée, de l'ammonitrate, du sulfate d'ammonium et du gaz naturel russe. Pourquoi sommes-nous dépendants aux deux tiers d'importations de protéagineux alors que nous avons des solutions techniques de substitution ? Prenez les légumineuses – les légumes secs comme les haricots, petits pois, lentilles, riches en fibres : elles acquièrent des protéines grâce à des microbes. Les glucides produits par la photosynthèse, qui intercepte l'azote de l'atmosphère, sont utilisés par la plante pour fabriquer les premières briques de la protéine, les acides aminés. Ces acides sont assimilés par des microbes incrustés dans la racine de cette plante avant que ceux-ci ne les transmettent à la légumineuse.
Je ne comprends donc pas pourquoi nous voulons importer autant de protéines. Pourquoi, en Bretagne, avoir des champs de maïs pour faire de l'ensilage, en perdant tous les rayons de soleil qui tombent entre les rangées de plantes, plutôt qu'une prairie permanente avec des luzernes capables de fabriquer des protéines à partir de l'énergie solaire et de l'azote de l'air – là, pas de pénurie à prévoir ?
Pour les éléments minéraux comme le potassium ou le calcium, sachez que les arbres peuvent aller les chercher en profondeur pour les faire remonter par la sève vers les feuilles qui, à leur chute, fertiliseront la couche arable du sol. Les champignons mycorhiziens, eux, se goinfrent de l'énergie photosynthétisée par la plante grâce à leur mycélium, capable d'aller débusquer des éléments minéraux dans la roche mère altérée en sous-sol ou dans les argiles.
Bref, l'humanité peut être correctement et durablement nourrie si nous produisons moins et mieux, et si les pays du Sud produisent bien et plus par eux-mêmes. Techniquement, c'est parfaitement possible.