J'ai juré de dire la vérité, mais je précise – doute scientifique oblige – que mes propos ne traduisent que ce que je pense être la vérité !
Lorsque j'ai reçu votre invitation, j'ai dû me pincer : en 2024, dans un pays comme la France, quel est le sens de s'interroger sur la notion de souveraineté alimentaire ? Objectivement, c'est totalement absurde – que l'on parle de souveraineté ou d'indépendance alimentaire.
La France fait partie de l'Europe, dont les principales productions – céréales, oléagineux, productions animales, sucre – sont largement autosuffisantes, voir excédentaires. La France l'est également assez souvent, même si nous souffrons d'une forte dépendance pour les produits de la mer et pour la viande ovine, qui sont nos deux principaux postes déficitaires. Pour le reste, que signifie, au-delà des chiffres, la souveraineté alimentaire ? Cela n'a aucun sens. Je suis désolé de scier la branche sur laquelle est assise cette commission.
Pendant longtemps, jusqu'encore dans l'entre-deux-guerres, la France a été déficitaire. Je rappelle que ce sont les importations de blé russe – quelle ironie – qui ont permis alors à la France de résoudre un certain nombre de problèmes d'approvisionnement en céréales, et que la pauvreté alimentaire et la malnutrition ont régné pendant de longues périodes dans notre pays. Mais aujourd'hui, la part alimentaire des budgets des ménages est extrêmement faible.
La notion de souveraineté alimentaire pouvait donc avoir du sens en France par le passé et elle en a aujourd'hui pour certains pays en développement. Elle n'en a plus en France et dans l'Union européenne.
Au début de la guerre en Ukraine, cette notion est réapparue. Les marchés mondiaux ont alors pris conscience de la dépendance, en particulier céréalière, vis-à-vis de la région de la mer Noire – l'Ukraine et surtout la Russie. N'oublions pas que, si l'Ukraine est un important producteur de céréales, sa grande production est le maïs destiné à l'alimentation animale. Le grand exportateur mondial de blé est la Russie, l'Ukraine ne se classant qu'au sixième rang.
Dans les premiers jours de la guerre donc, on a pu craindre de voir la mer Noire totalement bloquée et, en quelques jours, le prix du blé a flambé. Il était déjà, en raison de problèmes climatiques, aux alentours de 300 euros la tonne FOB Rouen ( Free on board, franco à bord) et il est monté au-delà de 400 euros. Ce n'était pas un problème, car nous sommes dans des marchés mondiaux et la politique agricole commune (PAC) ne détermine plus certains prix. Face à cette flambée de prix, les boulangers ont réagi, mais ils ont été beaucoup plus touchés par la hausse des prix de l'électricité et du gaz.
Depuis, le monde vit avec la guerre en Ukraine, les céréales sortent de la mer Noire et le prix du blé est redescendu en dessous des 200 euros la tonne. Mais même au tout début du conflit, la souveraineté alimentaire n'était pas en cause. L'Europe, globalement, est exportatrice de blé et, son marché n'étant plus protégé du marché mondial, elle est directement touchée par les aléas du marché. Sur le plan des marchés agricoles, utiliser la notion de souveraineté n'avait rigoureusement aucun fondement et j'ai été surpris de voir cette question revenir sur le dessus de la pile.
S'agissant de la stratégie agricole de certains pays du tiers monde, oui, la question de la souveraineté alimentaire se pose. Mais, franchement, est-il raisonnable de l'évoquer pour un pays comme la France, dans un espace comme l'Europe ? Je rappelle – c'est une petite pique à l'adresse de Marc Dufumier – que le Green Deal organise une diminution des productions agricoles européennes, qui conduirait à ce que l'Europe devienne structurellement importatrice. Est-ce une atteinte à sa souveraineté ? La Suisse, qui est structurellement importatrice, ne semble pas se poser de questions sur sa souveraineté alimentaire.