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Intervention de Sarah Legrain

Réunion du mardi 26 mars 2024 à 16h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSarah Legrain :

Nous examinons une proposition de loi déposée en réaction à un événement : la reprise du Journal du dimanche par le groupe Bolloré et le départ massif de journalistes après six semaines de grève historique contre la nomination de Geoffroy Lejeune venu de Valeurs actuelles. Elle a été signée, dans l'émotion du moment, par plusieurs députés des rangs macronistes. Après avoir été démentis par leurs collègues voire leurs ministres, dont la nouvelle ministre de la culture, Rachida Dati, qui donne des tribunes et des interviews au nouveau JDD Bolloré, ils annoncent aujourd'hui qu'ils voteront contre. Je vois surtout dans cette proposition de loi, après celle sur la concentration dans les médias défendue en 2022, lors de notre journée d'initiative parlementaire, une occasion de mettre la représentation nationale devant ses responsabilités sur un sujet crucial pour notre démocratie, l'indépendance des médias à l'égard des pouvoirs économiques et politiques, et de parler d'un système médiatique à revoir, à mon sens, de fond en comble.

De quoi l'affaire du JDD est-elle le nom ? Elle est d'abord le nom d'un certain système Bolloré, qui obéit à une méthode bien rodée, de Canal+ au JDD, en passant par iTélé, Europe 1, Paris Match. C'est le grand ménage à chaque acquisition : émissions supprimées, ligne éditoriale imposée, rédaction démantelée. Parfois même, le changement de personnel et de ligne semble précéder le rachat, dans une forme de prise de contrôle anticipée. Le système Bolloré, c'est aussi un intérêt économique bien compris et bien défendu. Sur C8, un député se voit insulter par Cyril Hanouna devant des millions de téléspectateurs, quand il ose évoquer les affaires judiciaires de Bolloré en Afrique. Le même Cyril Hanouna persiste et signe, interrogé par notre commission d'enquête, en disant qu'il ne fallait pas « cracher dans la main qui [nous] nourrit ».

Bolloré, c'est aussi une régie publicitaire, qui peut couper les contrats d'un journal publiant des enquêtes sur ses méfaits en Afrique. C'est aussi toute une série de procédures bâillons visant à intimider les journalistes et révélant des activités contestables. Enfin, c'est un empire idéologique construit au prix de la rentabilité économique. Le groupe Canal+ est le plus sanctionné du paysage audiovisuel français ; les propos racistes, les fake news, le manque de pluralisme continuent. C'est un risque assumé, un combat civilisationnel, qui s'étend au-delà de la sphère médiatique à tous les champs de la liberté d'expression et de création. On coupe le financement d'un film qui ose parler de pédocriminalité dans l'église ; on récrit une série qui parle de laïcité ; on applique à l'édition la méthode déjà éprouvée dans les médias, avec Plon et désormais Fayard, dont la présidente a été limogée pour être remplacée par l'éditrice de Zemmour, ce même Zemmour auquel on a offert la moitié du temps de parole de « Touche pas à mon poste ! » (TPMP), en période électorale. La boucle est bien bouclée.

Il serait donc illusoire de penser que ce système Bolloré tremblerait devant la seule menace de perdre ses aides à la presse. Il serait aussi illusoire de se dire que nous avons affaire à un milliardaire isolé, à des méthodes singulières. Derrière l'arbre JDD, l'arbre Bolloré, il nous faut voir la forêt de ce système médiatique caractérisé par la mainmise d'une poignée de milliardaires sur l'information – huit milliardaires et deux millionnaires, qui possèdent 81 % des quotidiens nationaux et 95 % des hebdomadaires nationaux généralistes.

Ces milliardaires s'échangent les médias comme on se passe le sel. Bernard Arnault, président-directeur général de LVMH, possède déjà Le Parisien, Les Échos, Radio classique, une partie de Challenges, et il compte racheter Paris Match au groupe Lagardère, lui-même racheté par Bolloré. Patrick Drahi revend ses chaînes télévisées au groupe de transport maritime CMA CGM de Rodolphe Saadé, déjà propriétaire de La Provence et de La Tribune. Le cas de Rodolphe Saadé est assez parlant. Il vient de s'illustrer avec la mise à pied du directeur de rédaction de La Provence pour crime de lèse-majesté : la « Une » n'était pas à l'avantage de son ami Emmanuel Macron. Gloire à la rédaction de La Provence et à celle de La Tribune, qui ont fait reculer Saadé par la grève ! Les rédactions de BFM TV et de RMC avaient exprimé leur soutien, et on les comprend. Quand elles ont interrogé Saadé sur sa réaction en cas de couverture d'un scandale touchant son groupe, il a répondu qu'il ne réagirait pas bien et qu'il le ferait savoir. Au-delà du pouvoir pour les rédactions de nommer le responsable de rédaction, se pose la question du pouvoir de dire non au rachat par un actionnaire et d'exiger de véritables garanties d'indépendance.

Le groupe LFI votera pour ce texte, qui peut constituer une petite avancée. Mais il défendra aussi des amendements afin de répondre à certaines de ses limites : ne pas lier le droit d'agrément et les aides à la presse, remettre en cause ces aides et, plus fondamentalement, interroger le statut des rédactions de journalistes.

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