Pour ma première audition devant la représentation nationale, c'est un honneur de pouvoir aborder une thématique qui me tient à cœur : l'impact des nouvelles technologies sur la nature, la diffusion et la consommation de l'information dans notre société. La frontière entre le réel et le virtuel étant de plus en fine et les flux d'informations de plus en plus rapides, il est de notre responsabilité collective, j'en suis convaincue, d'évaluer les opportunités que le numérique présente.
S'il est une source de richesses pour nos concitoyens, en matière d'accessibilité de l'information, de développement économique et même d'apprentissage, le numérique génère toutefois de vrais défis, avec des dérives et des excès que nous devons anticiper et réguler. Les lois que nous avons adoptées pour garantir les conditions du vivre-ensemble doivent également s'appliquer sur le web et de nouvelles avancées législatives doivent sans doute intervenir pour nous adapter à un monde en constante évolution.
Notre paysage médiatique a été profondément modifié par le numérique, à travers des innovations technologiques considérables, telles que le développement de l'IA et du métavers, qui nous ouvre les portes d'un nouveau monde. C'est également l'écosystème qui a changé, par l'arrivée de nouveaux médias : les pure players et les réseaux sociaux. Nous sommes en permanence exposés à des contenus sur nos téléphones et nos ordinateurs. C'est pourquoi, comme s'y était engagé le Président de la République lors de la campagne électorale de 2022 et à la suite d'initiatives européennes et internationales, il a été décidé d'organiser des États généraux de l'information, dans le but que le droit de chacun à une information libre, indépendante et surtout fiable soit respecté.
L'objectif est d'établir un diagnostic clair et de proposer des actions concrètes. Les concertations, qui ont démarré en octobre dernier sous l'égide d'un comité de pilotage totalement indépendant, s'appuient sur les contributions de professionnels, de chercheurs, d'autorités administratives indépendantes comme l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) ou l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), mais aussi de citoyens. Ce sont cinquante-deux membres qui participent à ces travaux. Un cycle d'auditions parlementaires, bénéficiant de votre précieuse contribution, a eu lieu en novembre 2023.
Cinq groupes de travail planchent actuellement sur les enjeux majeurs pour le secteur : l'espace informationnel et l'innovation technologique ; le lien entre citoyenneté, information et démocratie ; l'avenir des médias d'information et du journalisme ; l'enjeu de souveraineté face aux risques d'ingérence étrangère ; et le rôle de l'État et de la régulation. La remise des conclusions des travaux des EGI est prévue à l'été 2024, et les recommandations qui seront présentées au Président de la République feront sans doute l'objet de travaux entre nous.
Je partage le constat déjà dressé et les problématiques posées. Si ce chantier était nécessaire, il est toutefois complémentaire de l'action du Gouvernement et des politiques d'ores et déjà conduites en la matière.
Dans un contexte marqué par la lutte contre la désinformation et les ingérences extérieures, comment pouvons-nous avoir confiance dans ces nouvelles sources d'information, et nous assurer que ce que nous voyons et lisons est bien exact ? Comment nous prémunir contre le risque, avéré pour notre pays, d'ingérence étrangère ? La lutte contre la manipulation de l'information fait partie de mes priorités. Tout élément de propagande, d'infox ou d'ingérence est une menace insidieuse pour notre vivre-ensemble, ainsi que pour notre modèle démocratique.
Avec le développement de l'IA, notamment générative, le déploiement des fake news devient viral et doit être contré. En juin 2022, la Commission européenne a présenté un code de bonnes pratiques renforcé contre la désinformation qui poursuit plusieurs objectifs clés : assécher les revenus publicitaires générés par la désinformation ; renforcer l'intégrité des services contre les comportements manipulateurs ; améliorer les outils à disposition des utilisateurs pour signaler ces fausses informations et intégrer tous les acteurs de la société civile dans cette lutte.
Le Parlement européen débattait aujourd'hui d'une législation européenne sur la liberté des médias, le Media Freedom Act (MFA), qui avait fait l'objet d'un accord provisoire en décembre. Ce projet de règlement devrait permettre une coopération renforcée entre régulateurs nationaux en cas de risque sérieux et grave pour la sécurité publique ou de limitation de la liberté de fournir et recevoir des services de média dans le marché intérieur. Je tiens à ce sujet à saluer le travail de Violette Spillebout dans le cadre de la mission flash sur l'éducation critique aux médias, qui a mis en avant la nécessité de mieux se former face à la désinformation.
En matière de lutte contre les ingérences étrangères et la manipulation de l'information et des publics, l'agression de l'Ukraine par la Russie a provoqué un électrochoc. À l'échelle européenne, des mesures rapides et efficaces ont été prises contre la propagande russe, en particulier diffusée par les médias affiliés de près ou de loin au Kremlin.
Depuis 2021, la France avait déjà mis en place Viginum, le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères sur les plateformes en ligne. En 2022, près de soixante menaces avaient été détectées à l'occasion des dernières élections, parmi lesquelles cinq cas d'ingérence numérique étrangère. Il est évident que la période électorale qui s'ouvre va accentuer ces menaces.
À la suite de cas de contournement de sanctions visant les médias, il est apparu nécessaire de doter la France d'un dispositif lui permettant de respecter ses obligations en matière d'application des sanctions et de faire cesser rapidement la diffusion d'un média sanctionné. C'est l'objet du projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique, dit Sren, qui a été examiné par l'Assemblée nationale en septembre et octobre 2023 et doit désormais faire l'objet d'une commission mixte paritaire (CMP). Dans ce texte, la France prend les devants : l'Arcom apparaît comme l'autorité appropriée pour assurer la mise en œuvre efficace des mesures restrictives. Il sera désormais possible de faire cesser rapidement la diffusion de contenus visés par des mesures restrictives prises par l'UE, quel que soit leur canal de diffusion : télévision, radio, internet, etc. L' AI Act qui a été adopté aujourd'hui nous donnera des voies supplémentaires pour lutter contre les contenus générés par l'IA, puisqu'ils devront être identifiés.
La régulation des géants du numérique est un combat crucial pour notre souveraineté économique et notre modèle démocratique. Au cours de la présidence française de l'UE nous sommes parvenus, en 2022, à faire adopter le règlement relatif à un marché unique des services numériques ( Digital Services Act ‒ DSA) et le règlement relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique ( Digital Markets Act ‒ DMA). C'est une avancée majeure pour le secteur, pour nos entreprises ainsi que pour l'ensemble des utilisateurs français. Comme le règlement général sur la protection des données avant eux, le DSA et le DMA, qui commencent à s'appliquer en ce début 2024, s'imposeront comme deux textes fondateurs d'encadrement et de régulation numériques.
Le DSA fait entrer les grandes plateformes dans l'ère de la responsabilité. Il leur impose des obligations de modération des contenus illicites qui leur sont signalés, leur enjoint d'analyser et de corriger le risque systémique qu'elles font peser sur le bien-être et la santé de leurs utilisateurs ou la qualité du débat public, leur interdit de proposer de la publicité ciblée sur les mineurs, et les contraint à soumettre leurs algorithmes à un audit et à ouvrir leurs données aux chercheurs. Son principe est simple, nous l'avons souvent dit : ce qui est aujourd'hui interdit dans l'espace public doit également l'être dans l'espace numérique.
Le DMA entend rétablir l'équité commerciale dans l'économie numérique et favoriser l'émergence d'acteurs français et européens. Il définit vingt-six pratiques commerciales déloyales, interdites dans les États membres, parmi lesquelles l'autopréférence, l'installation par défaut d'un navigateur, d'un moteur de recherche ou d'un assistant personnel sur un terminal, ou l'utilisation par un service d'une entreprise de données personnelles collectées sur un autre service. Croyez-moi, les sanctions économiques prévues par le texte en cas de non-respect des règles sont dissuasives : elles peuvent atteindre 10 % à 20 % du chiffre d'affaires mondial en cas de manquements répétés. L'adaptation de ces règlements européens fait l'objet du projet de loi Sren et j'espère que la prochaine CMP sera conclusive.
Il était nécessaire, au niveau national, d'avoir un cadre législatif permettant la mise en œuvre du DSA et du DMA. Par ailleurs, la France souhaite continuer à être un fer de lance au sein de l'UE, comme elle l'a toujours été, en portant des mesures toujours plus ambitieuses en matière de régulation numérique. Pour cela, le projet de loi Sren entend tout d'abord déployer le filtre antiarnaque qui, conformément à l'engagement présidentiel, servira de rempart contre les campagnes de faux SMS. Chacun de nous a déjà reçu ces fameux SMS le pressant de payer rapidement une amende. L'année dernière, dix-huit millions de Français ont été victimes de cybercriminalité et la moitié ont perdu de l'argent. Malheureusement, ce sont toujours les Français les plus fragiles ou les plus éloignés du numérique qui sont spoliés.
Le projet de loi Sren prévoit également une peine complémentaire de bannissement pour les personnes reconnues coupables de cyberharcèlement, un phénomène qui se développe massivement et qui touche principalement les femmes, à tous les âges de la vie. Cette mesure vise à mettre fin au sentiment d'impunité des responsables cachés derrière un pseudonyme pour propager leur haine en ligne.
Un point central du texte est la protection des mineurs. Le projet de loi vise à bloquer, à déréférencer et à sanctionner d'amendes lourdes les sites pornographiques qui ne vérifieraient pas l'âge de leurs utilisateurs. Deux millions d'enfants sont exposés chaque mois aux contenus pornographiques et, à 12 ans, un tiers y ont déjà eu accès. Sur le modèle de la sanction pour non-retrait de contenu à caractère terroriste, un an d'emprisonnement et 250 000 euros d'amende sont prévus pour les hébergeurs qui ne retireraient pas en moins de vingt-quatre heures les contenus pédopornographiques qui leur auraient été signalés par la police et la gendarmerie. L'année dernière, 74 000 demandes de retrait de contenus pornographiques ont été déposées – on constate l'ampleur du phénomène.
S'agissant du modèle économique de nos médias à l'ère numérique, la France a été le premier pays de l'UE, avec la loi du 24 juillet 2019 tendant à créer un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse, à transposer en droit national la directive sur le droit d'auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique. La loi « droits voisins » vise à protéger les droits des éditeurs de presse et des journalistes face aux géants du numérique, tels que Google et Facebook. Elle oblige ces plateformes à rémunérer les éditeurs de presse pour l'utilisation de leurs articles et de leurs contenus en ligne. Des accords ont été conclus entre les plateformes numériques et les éditeurs de presse français pour assurer une rémunération équitable, comme en 2021 entre Google et l'Alliance de la presse d'information générale (Apig), afin que les éditeurs de presse français soient rémunérés pour l'utilisation de leurs contenus dans le Google News Showcase.
Le marché global de la publicité en ligne est un levier important de ressources pour le secteur – près de 9 milliards d'euros en 2022. Toutes les grandes marques et grands annonceurs français développent une stratégie active de communication et procèdent à des investissements massifs dans les médias numériques. Mais le secteur de la publicité en ligne est aussi caractérisé par une croissance rapide et inquiétante de la place occupée par les grandes plateformes numériques. Le trio Google, Amazon et Meta représente à lui seul près de 70 % du marché, et Apple aussi y trouve une nouvelle source de croissance. L'adoption du DMA est une première étape dans l'encadrement de ces services, en renforçant notamment la transparence sur les conditions tarifaires et les mesures d'audience, mais aussi l'accès aux données de transaction. Il faudra que nous veillions ensemble à la bonne articulation des dispositions du règlement MFA concernant les mesures d'audience avec celles du DMA.
Vous pourrez compter sur ma mobilisation pleine et entière afin de maintenir une pression politique forte sur nos instances politiques européennes et sur nos régulateurs nationaux, pour toujours mieux réguler notre espace numérique et les grandes plateformes, pour lutter contre la manipulation des contenus et protéger nos concitoyens les plus vulnérables et éloignés du numérique.
Quant à la féminisation des métiers du numérique, madame la présidente, j'en ai fait une de mes priorités. Partout dans l'économie numérique, nous avons besoin de talents féminins, mais peu de femmes sont attirées par ces métiers. Dès l'enseignement primaire et secondaire, nous devons mener des actions pédagogiques à l'attention des jeunes élèves. À l'image de Nicole Belloubet, nous portons une attention toute particulière à l'apprentissage des mathématiques, puisqu'il faut former les jeunes d'aujourd'hui, qui constituent notre vivier de demain. Aujourd'hui encore, selon un baromètre publié par Sista, une association visant à mieux intégrer les personnels féminins aux métiers de la tech, trop peu de femmes sont en situation de direction ou de création d'entreprises dans le secteur numérique. Nous avons un important travail à fournir sur le sujet. Nous y travaillons d'arrache-pied avec les associations du secteur.