Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui M. Frédéric Mondoloni, directeur général des affaires politiques et de sécurité du ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Monsieur le directeur général, avant d'occuper l'un des postes les plus importants et sensibles du Quai d'Orsay, vous avez exercé des fonctions de terrain qui vous confèrent une excellente connaissance de l'Europe centrale et orientale, ce qui s'avère des plus utiles pour appréhender le conflit ukrainien. Vous avez ainsi été, notamment, ministre-conseiller à l'ambassade de France à Moscou de 2013 à 2017, ambassadeur en Serbie de 2017 à 2019, et directeur de l'Europe continentale de 2019 à l'an passé.
Nous avons souhaité vous entendre car des développements très importants, pour certains appelés à donner lieu prochainement à des débats dans notre hémicycle, sont intervenus ces dernières semaines. Le dernier en date est la subite dégradation de la situation en Moldavie, où les séparatistes de Transnistrie ont appelé Moscou à les soutenir face aux autorités légitimes, pro-européennes, incarnées par la présidente, Mme Maïa Sandu.
Auparavant, dans le prolongement de leur déclaration en marge du sommet de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) à Vilnius en juillet dernier, les pays du G7 et une quinzaine d'autres États, dont la Pologne et le Danemark, ont pris des engagements de long terme en faveur de l'Ukraine afin de contribuer davantage à sa défense et à sa sécurité . Si l'accord entre le Royaume-Uni et l'Ukraine a été le premier officialisé, lors de la venue du premier ministre Rishi Sunak à Kiev le 12 janvier, celui entre la France et l'Ukraine a été signé lors de la dernière visite du président ukrainien à Paris, le 16 février.
Cet accord de coopération en matière de sécurité entre la France et l'Ukraine – dont l'intégralité du contenu a été publiée sur le site Internet de l'Élysée, ce qui dénote une saine démarche de transparence – n'est pas, formellement et juridiquement, un accord international au sens de l'article 53 de notre Constitution car il ne comporte pas de dispositions juridiquement opposables. Il donnera toutefois lieu à un débat au Parlement, sur la base de l'article 50-1 de la Constitution, ce dont je me réjouis parce que la situation est très mouvante.
Nous allons vous interroger, monsieur Mondoloni, sur la nature de cet accord bilatéral. Comment l'analyser sur le plan institutionnel ? S'il n'est pas un accord au sens strict du terme, il s'inscrit dans une série d'accords bilatéraux, ce qui traduit une certaine incapacité de l'Union européenne à entreprendre une approche multilatérale dans ses relations avec l'Ukraine. La réunion du 26 février avait pour objet de compenser cette sorte d'éclatement et de bilatéralisation des rapports entre les pays de l'Union européenne et l'Ukraine, en dégageant ce que le président de la République a appelé des « coalitions capacitaires ». Celles-ci permettraient de redonner une cohérence à cette approche quelque peu partielle.
Nous souhaitons également vous entendre sur l'effort de la France, comparé aux efforts fournis par nos partenaires, et en particulier notre partenaire allemand. Nous sommes très sensibles au fait que les Allemands ne manquent pas une occasion de dire, selon la formule qu'ils affectionnent, que « nous voyageons en première classe avec un billet de seconde », et que si nous parlons haut et fort en faveur de l'Ukraine, nous en faisons beaucoup moins qu'eux. J'ai personnellement l'impression, au contraire, que notre effort est de grande qualité. Si la structure de nos armées ne nous permet pas d'agir dans les créneaux qui sont ceux de plusieurs de nos partenaires, dont les Allemands, nous sommes en pointe sur des armements que les Allemands répugnent à livrer aux Ukrainiens.
Le ministère de la défense nous donne peu d'informations sur la nature, le montant et la qualité de notre contribution. Il se contente d'affirmer que les chiffres produits par les instituts allemands chargés de cette évaluation sont incertains et combinent des éléments hétérogènes. Or notre commission désire connaître précisément la réalité de notre effort, ainsi que les éventuels défauts quantitatifs et les avantages qualitatifs de notre coopération militaire avec l'Ukraine.
Le texte de l'accord de coopération avec l'Ukraine intervient dans le contexte d'une agressivité renforcée de la Russie, dont les buts de guerre ne se limitent pas à l'Ukraine. Il comporte également un sous-texte, à savoir la déclaration du président de la République, dont l'analyse s'est révélée ardue. Personnellement, je l'ai analysé devant cette commission le 5 mars en soulignant que, contrairement à ce qui a été dit et répété, le président de la République avait rappelé que la présence de troupes en Ukraine n'était pas aujourd'hui à l'ordre du jour tout en ajoutant qu'elle n'était pas exclue. Dans cette déclaration d'une ambiguïté dont j'ignore si elle est stratégique ou terminologique, cette exclusion a été marquée mais n'a pas été temporalisée, c'est-à-dire que nous ne savons pas si la présence de troupes en Ukraine est exclue aujourd'hui ou demain.
Le chancelier allemand Olaf Scholz a quant à lui affirmé, en des termes dépourvus d'ambiguïté, qu'elle était exclue définitivement. Nous sommes nombreux dans cette commission à considérer que cette affirmation est un cadeau fait à Vladimir Poutine. En effet, il n'est jamais bon de dévoiler à son adversaire le niveau d'engagement que l'on se refuse à atteindre. Le président de la République a tenu à rappeler récemment que nous n'étions pas dans une logique d'escalade. Or l'escalade, si je me réfère à Clausewitz, a pour caractéristique d'être déterminée par l'autre. Il me semble que président de la République a voulu dire, et j'aimerais en avoir confirmation par votre analyse, monsieur Mondoloni, que nous n'étions pas à l'initiative d'une escalade mais que nous nous tenions prêts à répondre à un mouvement d'escalade de Moscou.
La forte réaction du chancelier Scholz, portée par une opinion allemande traditionnellement pacifiste, s'est pourtant heurtée à une certaine réserve des partis politiques allemands, des verts aux libéraux en passant par l'opposition chrétienne-démocrate, à l'exception toutefois de l'AfD (Alternative für Deutschland). Au-delà du cas allemand, comment analysez-vous, les réactions à la déclaration du président de la République ?
Si aux premiers jours le sentiment d'une assez grande solitude de la France prédominait, la situation s'est décantée depuis. Nous sommes aperçus que les Britanniques, dont l'aide à l'Ukraine implique la présence de personnels sur le terrain et la livraison d'armes que les Allemands refusent, n'étaient pas insensibles à l'argumentaire français. Certains États baltes ont également réagi favorablement. Enfin, le secrétaire à la défense américain a estimé que, dans une logique escalatoire imposée par M. Poutine, l'OTAN serait dans l'impossibilité de ne pas s'impliquer davantage dans un conflit, au cas où l'Ukraine s'effondrerait militairement.
Les textes, les sous-textes, les contextes et leurs répercussions internationales appellent un certain nombre de questions. Depuis quelques semaines, nous avons le sentiment d'avoir, non pas changé d'ère comme dirait le chancelier Scholz, mais d'avoir changé de conjoncture. Les Européens et les Occidentaux peinent à baliser le chemin qu'ils ont à parcourir. Nous devons toutefois partir du texte de l'accord signé entre l'Ukraine et la France, afin d'étayer une réflexion plus approfondie sur une situation profondément dramatique.