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Intervention de Annabelle Allouch

Séance en hémicycle du lundi 26 février 2024 à 18h00
L'école publique face aux politiques de tri social

Annabelle Allouch, maîtresse de conférences à l'université de Picardie Jules-Verne :

Je suis sociologue de l'éducation et la sociologie a déjà été mentionnée à plusieurs reprises par les intervenantes. Je vais me concentrer sur ce qui est au cœur de mes recherches : l'accès à l'enseignement supérieur. C'est ce qu'on appelle parfois, dans un langage un peu technocratique, le continuum de bac - 3 à bac + 3, c'est-à-dire le passage entre la fin du secondaire, le lycée, et l'enseignement supérieur. Ce niveau est marqué par des inégalités qualifiées de persistantes et résistantes, car, malgré soixante ans de massification scolaire, on fait toujours le même constat en matière de sociologie de l'éducation, celui d'une démocratisation ségrégative.

Cette expression signifie que, s'il y a désormais près de 3 millions d'étudiants dans l'enseignement supérieur, ce nombre élevé ne s'accompagne pas d'une égalité d'accès à toutes les filières ou à tous les établissements. Les élèves issus de milieux populaires sont ainsi surreprésentés dans certains types de formations, notamment les filières courtes comme les BTS (brevets de technicien supérieur), et sous-représentés dans les grandes écoles ou en master à l'université. Cette dernière tendance tend parfois à s'accélérer avec la mise en concurrence des établissements.

Ce phénomène est aggravé par deux éléments. Le premier est la crise actuelle du marché du logement, notamment social, qui amplifie des formes de ségrégation scolaire. Je vais vous donner un exemple assez spectaculaire des effets de la ségrégation urbaine sur la ségrégation scolaire. En 2019, le sociologue Marco Oberti a montré qu'habiter dans la capitale ne suffisait plus à augmenter ses chances d'intégrer Sciences Po Paris après le baccalauréat : il faut vivre dans le 5e, le 6e, le 7e ou le 16e arrondissement.

Par ailleurs, il a été indiqué à quel point la libéralisation de la carte scolaire en 2007 et le financement croissant de l'enseignement privé secondaire et supérieur ont amplifié ces phénomènes de ségrégation.

La sociologie de l'éducation commence à discerner de façon probante les effets de la loi relative à l'orientation et à la réussite des étudiants (ORE) de 2018, parfois appelée loi Parcoursup. Le premier de ces effets est la polarisation des publics sur certains types d'établissements. Les établissements les plus prestigieux ou les plus riches attirent de plus en plus les classes moyennes et supérieures et sont de mieux en mieux dotés. À l'inverse, ceux qui sont symboliquement les moins cotés attirent toujours plus des publics de plus en plus défavorisés.

À cette polarisation des établissements et des publics, notamment en Île-de-France, s'ajoutent des inégalités sociales et scolaires extrêmement fortes, au désavantage notamment des élèves des filières professionnelles. Les enfants issus de milieux populaires, surreprésentés dans ces filières, sont les plus démunis face à la plateforme Parcoursup et au travail d'orientation à fournir. Pour parler d'une situation antérieure à la réforme Blanquer du lycée, dès la première année de fonctionnement de Parcoursup, en 2018, ils ont attendu un premier résultat positif quatre fois plus longtemps qu'un élève d'une filière générale.

Néanmoins, l'activité de tri social et scolaire comporte beaucoup d'ambivalence et il convient de noter qu'elle est consubstantielle au système éducatif. En effet, l'apprentissage s'accompagne traditionnellement d'une activité d'évaluation qui structure les pratiques des professionnels et parfois, malheureusement, les représentations des familles. Dans tous les cas et pour ne parler que de Parcoursup, il me semble que la multiplication des politiques de tri social et l'amplification des inégalités entraînent un risque démocratique quant à la participation politique des familles et des jeunes, déjà très abstentionnistes, aux élections, notamment européennes et régionales. Ce risque est d'autant plus important que, si la croyance dans le mérite se maintient globalement dans la population, avec l'idée qu'on est rétribué de ses efforts, notamment en termes de salaire, il y a un dévissage de la croyance selon laquelle les institutions, dont l'école, pourront répondre à cette demande de reconnaissance sociale.

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