Chacun d'entre nous et chacun des habitants de nos circonscriptions, qu'il s'agisse de patients ou de pharmaciens, a été confronté aux pénuries de médicaments.
« Imposer des stocks au laboratoire pour des médicaments d'intérêt thérapeutique est une bonne façon de procéder. [...] Le délai de quatre mois est raisonnable, juste, avéré scientifiquement et surtout suffisant pour assurer la continuité de l'accès aux médicaments pour le marché français. » Ces mots ont été prononcés en séance publique le 25 octobre 2019 par Olivier Véran, alors rapporteur général de la commission des affaires sociales, à l'occasion de l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2020.
Je ne peux que faire mienne son affirmation, qui a d'ailleurs inspiré l'article 1er de cette proposition de loi. L'article de ce PLFSS qui imposait aux entreprises pharmaceutiques de constituer un stock de sécurité destiné au marché national avait d'ailleurs été adopté à l'unanimité.
La proposition de loi que j'ai l'honneur de vous présenter trouve son origine dans cette ambition partagée de garantir la disponibilité des médicaments destinés à répondre aux besoins de nos concitoyens. C'est la première fois qu'une proposition aborde la question des pénuries de médicaments – même si des dispositions ont été présentées dans le cadre du PLFSS.
Son inscription à l'ordre du jour vise à répondre à une conjoncture très difficile puisque, selon France Assos Santé, 37 % des Français ont été confrontés à au moins une pénurie de médicaments en 2023, contre 25 % l'année précédente.
Le nombre de ruptures et de risques de rupture de stock déclarés à l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a été multiplié par dix au cours de la dernière décennie. Nous sommes passés de 404 déclarations en 2013 à 4 925 en 2023. Il est important de rappeler que cela peut donner lieu à des mesures de limitation de la quantité de médicaments délivrés ou encore de restriction d'accès à certaines molécules – y compris à certaines qui sont absolument essentielles. L'ANSM a indiqué qu'un quart des déclarations de rupture ou de risque de rupture d'approvisionnement ont donné lieu à de telles restrictions en 2019. Cette proportion atteint désormais environ 40 %. Notre pays manque encore d'antibiotiques, d'amoxicilline, de salbutamol contre l'asthme, de Corgard – un bêtabloquant essentiel –, de Creon – prescrit à ceux qui n'ont plus de pancréas – et de bien d'autres médicaments d'importance vitale.
Je pense que notre responsabilité première de députés est de faire en sorte que le droit effectif à la protection de la santé, qui figure dans le Préambule de la Constitution de 1946, soit défendu par tous les moyens.
Il est également important de rappeler l'augmentation exponentielle du temps passé par les professionnels de santé pour faire face aux conséquences de ces pénuries, que ce soit dans les officines ou à l'hôpital. On nous a indiqué que dix heures par semaine y étaient en moyenne consacrées dans une petite officine, tandis que le nombre d'équivalents temps plein (ETP) affectés dans les hôpitaux à la gestion des pénuries est en augmentation croissante.
Cette proposition de loi me tient à cœur. J'ai interpellé le Gouvernement sur ce sujet à plusieurs reprises depuis 2017. Lors des questions au Gouvernement, j'ai interrogé Agnès Buzyn, puis le Premier ministre Édouard Philippe en juin 2019. À la suite de cela, ce dernier a demandé un rapport à Jacques Biot et l'obligation pour les industriels de constituer des stocks a été inscrite dans la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2020. J'ai rappelé que cette disposition avait été adoptée à l'unanimité.
Il était prévu que ces stocks couvrent quatre mois de besoins, mais cette ambition a été amoindrie par le décret du 30 mars 2021 – dont la parution a été attendue pendant deux ans. Ce dernier a fixé, pour chaque catégorie de médicaments, le niveau de stock nécessaire que tout exploitant ou titulaire d'autorisation de mise sur le marché est tenu de constituer afin d'assurer l'approvisionnement du système de santé. En outre, pour la plupart des médicaments, les niveaux de stocks établis par ce décret se sont avérés inférieurs à ce qui avait été voté à l'unanimité par l'Assemblée nationale lors de l'examen du PLFSS 2020. Ainsi, pour les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM), le stock de sécurité doit correspondre à deux mois de besoins. Il est exact qu'une marge de manœuvre est accordée à l'ANSM, qui peut porter ce plafond à quatre mois. Mais elle peut le faire seulement lorsque le médicament concerné a connu une pénurie au cours des deux années précédentes.
En pratique, cela signifie que si l'ANSM est alertée par un industriel ou un laboratoire sur un risque de pénurie de médicament, elle ne peut pas leur enjoindre de passer tout de suite à un stock de quatre mois si une telle pénurie ne s'est pas déjà manifestée pendant ces deux années passées. L'obligation de stocks de quatre mois concerne actuellement 400 médicaments. Les niveaux de stocks ne paraissent pas suffisants pour prévenir le risque de pénurie.
Nous avons mené dix-neuf auditions dans le cadre de l'examen de cette proposition. L'ANSM, France Assos Santé, l'UFC-Que choisir, le Conseil national de l'Ordre des pharmaciens et l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine ont tous souligné la nécessité de disposer d'un stock minimal pour être capable de faire face aux tensions en matière d'approvisionnement – c'est-à-dire de pouvoir faire varier la durée des stocks en fonction des informations disponibles sur des difficultés éventuelles de production.
L'ANSM a insisté sur la nécessité de recueillir l'information de manière précoce, dès que se manifeste un risque de tension, et de rehausser la durée minimale de stocks afin de se donner du temps et de pouvoir réagir. Le président de la chambre syndicale de la répartition pharmaceutique – qui représente les grossistes répartiteurs – a confirmé ce point lors de son audition. Lorsque je lui ai demandé comment éviter la pénurie, il a apporté la réponse suivante : « Il faut qu'on soit livré de nos stocks. Il faut que les stocks existent en quantité suffisante. »
Les auditions ont montré que les stocks sont indispensables pour faire face aux augmentations imprévues des besoins, comme on a pu le constater lors des hivers 2022 et 2023.
Ils sont également nécessaires pour nous protéger des vulnérabilités inhérentes à la fragmentation et à la mondialisation des chaînes de production. On sait que les médicaments dits « princeps » sont fabriqués à 80 % en Chine et en Inde, tandis qu'entre 70 et 80 % des médicaments génériques que nous consommons proviennent d'Europe – une grosse usine située en Autriche a d'ailleurs connu quelques difficultés. Il faut évidemment traiter la question de cette vulnérabilité à l'échelle européenne, mais tel n'est pas l'objet de cette proposition.
Pour nous prémunir des risques de rupture d'approvisionnement de certains médicaments, nous devons donner à l'ANSM la possibilité d'enjoindre de constituer des stocks plus importants.
L'article 1er prévoit donc de renforcer l'obligation de constituer un stock de sécurité, introduite dans la LFSS 2020. Comme je l'ai rappelé, le décret ne correspond pas à l'objectif que nous avions voté à l'unanimité.
L'article 2 prévoit de relever le plafond des sanctions. Je veux bien entendre tous les arguments sur la proportionnalité des sanctions, notamment par rapport au niveau de rentabilité de certains médicaments génériques. Mais je signale que de nombreuses personnes auditionnées ont indiqué que le dispositif que je propose leur convenait. C'est le cas de Thomas Fatôme, directeur général de la Caisse nationale de l'assurance maladie – qui était précédemment le directeur de cabinet adjoint du Premier ministre Édouard Philippe – et des représentants de la direction générale de la santé (DGS) et de l'ANSM. Pour Thomas Fatôme : « L'article 2 va totalement dans le bon sens. Je ne crois pas que les mécanismes actuels de sanctions jouent suffisamment leur rôle. » Et pour la DGS : « L'article 2 est OK pour nous. ». Cela pourra être confirmé par tous ceux qui ont assisté aux auditions. Les sanctions doivent en effet être un peu dissuasives.
J'ai travaillé sur cette proposition de loi avec pour but que nous puissions aboutir à un texte qui suscite l'adhésion collective, car nous sommes tous concernés par les pénuries de médicaments. C'est ce qui m'a amené à proposer un amendement de réécriture de l'article 1er, afin de donner de la flexibilité à l'ANSM dans l'exercice des missions que nous lui confions. Il ne faut pas que les industriels, obligés par la loi de constituer des stocks, refusent d'y puiser à la demande de l'ANSM en cas de sévère pénurie par crainte d'être sanctionnés. J'ai conscience que cette ligne de crête est étroite, mais le principe de réalité doit primer. Il serait irresponsable qu'on en vienne à refuser d'utiliser des stocks de médicaments dont nos concitoyens ont besoin.
J'en viens à une question qui ne relève pas de cette proposition mais qui pourrait faire l'objet d'une mesure dans le cadre d'un PLFSS : qui connaît les stocks de médicament en France ? Leur gestion relève de trois systèmes d'information qui fonctionnent en tuyaux d'orgue : Trustmed, TRACStocks et DP-Ruptures. L'ANSM emploie dix ETP pour agréger leurs données afin de connaître l'état et la localisation des stocks. Il serait nécessaire d'aider l'ANSM à mettre en place un système d'information partagé, qui lui permette de disposer en permanence d'une vision d'ensemble et d'être en mesure d'agir. Elle pourrait ainsi assurer un pilotage global, à la manière d'une tour de contrôle.
L'Assemblée nationale doit être capable de répondre à ces pénuries de médicaments, qui constituent une source d'angoisse constante pour nos concitoyens – en particulier quand on habite un territoire rural, qu'on est très âgé et que l'on ne peut pas faire 200 kilomètres pour essayer de trouver une pharmacie qui dispose des médicaments dont on a besoin. Cette angoisse est partagée par les pharmaciens d'officine, qui subissent les réactions d'incompréhension des patients – lesquelles prennent parfois une forme de violence inacceptable. Sans sous-estimer les difficultés, il faut donc trouver un mode de fonctionnement qui permette d'alléger la pénurie de médicaments.