92 % des Martiniquais et quatre-vingt-quinze pour cent des Guadeloupéens sont contaminés ; les enfants, qui sont l'avenir de notre pays, sont contaminés – et ce pour plusieurs générations. Le chlordécone est une véritable bombe sanitaire dans nos territoires : on n'en connaît pas encore toutes les conséquences. Ses liens avec plusieurs maladies et troubles qui prévalent chez nous ont déjà été établis. Si de nombreux champs restent à explorer, la recherche scientifique a d'ores et déjà mis en évidence le lien entre certains troubles du développement et l'exposition au chlordécone, qui est un perturbateur endocrinien. L'exposition à ce produit augmente le risque de survenue de plusieurs maladies : elle est significativement corrélée à une hausse du risque de déclarer un cancer de la prostate ou de le voir récidiver après avoir été traité chirurgicalement, comme le déclarent plusieurs chirurgiens, dont le professeur Blanchet.
Une étude de cohorte menée en Guadeloupe a par ailleurs mis en évidence un lien entre l'exposition des femmes enceintes à ce produit et la survenue de problèmes de santé chez les enfants ou encore l'accroissement du risque de prématurité. L'exposition postnatale des enfants s'avère quant à elle liée à des troubles du néodéveloppement, voire du développement staturo-pondéral : l'obésité infantile pourrait ainsi compter parmi les conséquences d'un contact précoce avec le chlordécone. Nos auditions nous ont confirmé que l'exposition à ce produit pouvait provoquer de nombreuses maladies hormono-induites.
Pour décrire cette situation, l'ONU parle de « territoires sacrifiés ». La Martinique et la Guadeloupe sont des terres sacrifiées. Classé dès 1979 comme cancérigène possible par l'Organisation mondiale de la santé (OMS), le chlordécone fut utilisé jusqu'en 1993 pour combattre le charançon dans les bananeraies de Martinique et de Guadeloupe. Pire encore, cette utilisation était autorisée. Dès les années 1970, les données toxicologiques avaient pourtant convaincu les autorités de nombreux pays – les États-Unis, la Suède, la République démocratique allemande, la République fédérale d'Allemagne, ou encore l'Espagne – d'en interdire l'usage ou la production. Les préjudices provoqués sur le site de production de Hopewell aux États-Unis avaient donné lieu à un processus d'indemnisation et de réparations.
L'État savait : sa responsabilité n'est plus à établir, elle est manifeste, incontestable. Comme l'ont montré les travaux de la commission d'enquête parlementaire de 2019, réunie à l'initiative du groupe Socialistes et apparentés et présidée par Serge Letchimy, la toxicité du chlordécone était connue et son utilisation prolongée résulte de décisions, très souvent dérogatoires, prises par l'État, auquel il revenait, aux termes de la loi du 2 novembre 1943 relative à l'organisation du contrôle des produits antiparasitaires à usage agricole, d'autoriser ou non son usage et la mise sur le marché des produits à usage agricole. La loi du 22 décembre 1972 relative à l'organisation du contrôle des produits antiparasitaires à usage agricole faisait quant à elle obligation à l'État, avant d'homologuer un produit phytosanitaire, d'en vérifier l'efficacité et l'innocuité à l'égard de la santé publique, des utilisateurs, des cultures et des animaux, puis d'en prescrire et d'en surveiller les conditions d'emploi.
Le scandale du chlordécone – car c'en est un – résulte de ces décisions de l'État, qui ont permis qu'un pesticide hautement toxique soit utilisé sans précautions particulières pendant deux décennies. Il résulte également du retard considérable avec lequel l'État a pris la mesure de la situation et reconnu l'immense préjudice environnemental, économique et sanitaire dont les territoires et les populations de Martinique et de Guadeloupe sont victimes. Ce n'est qu'en 1990 que le chlordécone sera interdit en France – mieux : une dérogation l'autorisera encore aux Antilles jusqu'en 1993 !
Il est temps que la représentation nationale reconnaisse la responsabilité de l'État dans le scandale du chlordécone. Toute autre décision enverrait un très mauvais signal à nos territoires déjà ravagés par tant de maux et si vulnérables.
La mobilisation des associations de défense, des collectifs et surtout les alertes lancées par les scientifiques ont conduit le Gouvernement à élaborer des plans Chlordécone. Mais ceux-ci sont largement insuffisants. Ils sont en outre fragiles, car ils dépendent et dépendront de la volonté politique des gouvernements. Le rapport de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) souligne leur indigence eu égard à l'ampleur des problèmes. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : le plan Chlordécone IV bénéficie d'un budget de 130 millions d'euros pour la période 2021-2027, alors même que le seul coût de la dépollution pour les 20 000 hectares de terres arables est évalué à 3,2 milliards. Sur les 700 250 Martiniquais et Guadeloupéens contaminés, seuls 1,78 % sont en droit d'être indemnisés par l'administration du fait de leur statut de victimes professionnelles et seuls 0,007 % l'ont effectivement été à ce jour.
Selon certains scientifiques, de nombreuses générations souffriront des graves effets du chlordécone à cause de la rémanence de ce produit, du caractère reprotoxique de la molécule et des modifications épigénétiques qu'elle est susceptible d'entraîner – les enfants y seraient particulièrement sensibles, ce qui est déjà un drame. À l'heure où je vous parle, l'eau, les nappes aquifères, les rivières, les terres sont chlordéconées. Nous sommes encore bien éloignés de l'objectif zéro chlordécone.
Le regard des Martiniquais et des Guadeloupéens est rivé sur notre commission. Sur un tel sujet, il nous faut dépasser les considérations partisanes, car cette proposition de loi ne vise pas à incriminer telle ou telle majorité, telle ou telle opposition. Il s'agit d'inscrire dans la loi la reconnaissance de la responsabilité de l'État et de poser la première pierre d'un édifice législatif qui a vocation à être étoffé dans le cadre d'un dialogue entre le parlement, le gouvernement et les territoires. Comme l'indiquait le professeur Multigner, le ressentiment de la population ne saurait s'éteindre avant que la question des réparations n'ait reçu une réponse claire et nette. Le 27 septembre 2018, en Martinique, le Président de la République déclarait lui-même que ce scandale était « le fruit d'un aveuglement collectif ». C'est pour cela, pour ce que représente ce texte, que je vous demande de le voter.