Je vous remercie pour votre invitation à participer à cette table ronde, tant la protection de la santé et l'éducation des enfants à l'ère numérique sont cruciales pour leur développement. Comme vous le savez, le Défenseur des droits est une autorité administrative indépendante qui, selon l'article 71 de la Constitution, « veille au respect des droits et libertés par les administrations de l'État ». En tant que Défenseur des enfants, adjoint de Claire Hédon, j'ai pour mission de défendre l'intérêt supérieur de l'enfant, conformément au droit positif et aux engagements internationaux de la France. L'enjeu actuel se situe dans l'équilibre entre la liberté d'expression, garantie par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, et les autres droits, y compris les droits des enfants, selon un principe de proportionnalité.
L'article 17 de la Convention internationale des droits de l'enfant (Cide) rappelle que « les États parties reconnaissent l'importance de la fonction remplie par les médias et veillent à ce que l'enfant ait accès à une information et à des matériels provenant de sources nationales et internationales diverses, notamment ceux qui visent à promouvoir son bien-être social, spirituel et moral ainsi que sa santé physique et mentale ». Concrètement, cela veut dire que notre pays doit favoriser l'élaboration de principes directeurs appropriés destinés à protéger l'enfant contre l'information et les matériels qui nuiraient à son bien-être et encourager les médias à diffuser une information et des matériels présentant une utilité sociale et culturelle pour l'enfant.
L'article va même plus loin, dans le lien qu'il établit avec l'article 29, lequel dispose notamment : « Les États parties conviennent que l'éducation de l'enfant doit viser à : favoriser l'épanouissement de la personnalité de l'enfant et le développement de ses dons et de ses aptitudes mentales et physiques, dans toute la mesure de leurs potentialités ; inculquer à l'enfant le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et des principes consacrés dans la Charte des Nations unies […]. »
Si le Défenseur des enfants que je suis n'est pas compétent en ce qui concerne les modalités d'attribution des fréquences, il l'est bien entendu sur toute question relative aux droits de l'enfant et, de manière indirecte, sur l'impact des écrans sur ces droits. Ces dernières années, l'attention des pouvoirs publics s'est focalisée sur les réseaux sociaux et la présence numérique. Or on observe désormais un continuum entre les différents écrans et espaces numériques, consommés par les enfants dès le plus jeune âge – télévision, TNT, ordinateur portable, tablette –, d'autant plus que la télévision se regarde sur l'ensemble de ces supports et que certains de ses programmes reprennent même les propos des réseaux sociaux. La télévision ne peut pas se sentir épargnée par les risques d'exposition à des contenus à caractère discriminatoire voire à la haine en ligne.
Dès 2012, dans notre rapport annuel intitulé « Enfants et écrans : grandir dans le monde numérique », nous relevions que le temps passé devant les écrans avait tendance à se cumuler et que les jeunes adoptaient une attitude d'usage simultané des médias. C'est ce que l'on a appelé la convergence des écrans, qui multiplie les possibilités d'exposition, avec des usages qui se recoupent : films et vidéos regardés sur internet et non plus à la télévision, jeux sur les réseaux sociaux. Ce rapport soulignait que la régulation des contenus par le biais de la signalétique trouve ses limites. Le contrôle parental sur les ordinateurs au-delà de l'âge de 8 ou 10 ans était peu utilisé, lourd et imprécis. De plus, il était mal adapté aux téléphones portables et s'appliquait à des émissions regardées à la télévision mais pas pour les mêmes émissions visionnées sur le smartphone. Je ne sais si cela a changé.
Le rôle éducatif de la télévision était déjà souligné. On ne saurait parler du rôle éducatif des écrans sans mentionner celui que peut jouer la télévision qui permet de présenter des spectacles, des concerts, même à ceux qui en sont exclus du fait de leur éloignement physique ou socio-culturel. Dans notre rapport intitulé « Le droit des enfants aux loisirs, au sport et à la culture », remis au Président de la République et aux parlementaires lors de la Journée internationale des droits de l'enfant le 15 novembre 2023, nous avons consacré un développement au droit au repos, à l'éveil culturel et artistique des plus jeunes, en soulignant que la place des écrans chez les très jeunes est une préoccupation grandissante au regard des conséquences néfastes qu'ils peuvent avoir sur leur développement.
Selon une étude réalisée par l'Institut national d'études démographiques et l'Institut national de la santé et de la recherche médicale sur 4 000 enfants de 4 à 18 ans, le temps passé par les enfants devant les écrans a augmenté ces dernières années en France et, de surcroît, il est plus important au sein des familles où des inégalités sociales subsistent dans l'accès à des loisirs diversifiés et adaptés aux besoins des enfants. Ces enfants auront, régulièrement, des activités culturelles ou sportives par procuration, c'est-à-dire à travers la télévision ou internet. Les écrans deviennent pour un certain nombre un outil pour pallier l'ennui et un loisir à part entière. « La télévision nous aide à nous endormir », disent beaucoup de jeunes.
Je dois aussi citer notre rapport de 2021 consacré à la santé mentale des enfants. Nous y indiquions que la crise sanitaire avait augmenté le temps consacré aux écrans. Cette surexposition avait eu de vraies incidences sur le rythme circadien des enfants et entraîné des troubles alimentaires et du sommeil, sans compter les effets catastrophiques de l'exposition à la haine en ligne et au cyberharcèlement. Lors de nombre de mes déplacements dans des établissements scolaires, beaucoup de principaux de collège attiraient mon attention sur un absentéisme plus important depuis la crise sanitaire, sans doute dû à cette perturbation du rythme circadien.
Nous recommandions dans nos rapports que, compte tenu des incertitudes entourant les effets de l'écran sur le développement des tout-petits, le principe de précaution devait prévaloir au nom de l'intérêt supérieur des enfants. Les enfants devraient être autant que possible protégés d'une exposition aux écrans avant l'âge de 3 ans et, de 3 à 6 ans, n'y être exposés que de manière accompagnée et limitée, dans le cadre d'un projet éducatif. La responsabilité est celle des adultes en premier lieu : responsables légaux, parents, mais aussi éditeurs et diffuseurs, chacun ayant sa part pour faire respecter les droits des jeunes face aux écrans.
L'éducation au numérique et sa complémentarité avec les préoccupations d'ordre technique sont des enjeux fondamentaux, à l'école, au sein de la famille et de manière globale pour tous les acteurs qui accompagnent les jeunes dans leur parcours. D'une approche par les risques, il faut passer à une approche positive et centrée sur les jeunes, qui doivent pouvoir bénéficier d'un véritable soutien dans leur consommation d'écrans. Pour cela, je rappelle notamment l'importance de sensibiliser les parents au développement cognitif et émotionnel du jeune enfant mais également de valoriser leur rôle.
Pour terminer, je citerai les évolutions en ce qui concerne la régulation des acteurs du numérique. Le projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique est une initiative qui va dans le bon sens, bien qu'elle fasse l'objet d'un avis circonstancié de la Commission européenne, qui considère que ces dispositions empiètent sur le domaine du règlement (UE) 2022/2065 du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques directives européennes dit Digital Services Act (DSA). Quels que soient les développements juridiques à venir, la Défenseure des droits et le Défenseur des enfants les suivront avec attention en restant attachés à l'effectivité des mécanismes de protection.