Je suis heureux de prendre la parole devant vos deux commissions pour vous parler de la situation qui prévaut actuellement en matière économique et sociale en Afrique. Pour ma part, j'évoquerai quelques éléments généraux de cadrage de la situation actuelle, avant d'aborder les questions plus spécifiques de financement et de gestion de la dette.
Tout d'abord, il est difficile de parler de l'Afrique comme d'un tout cohérent, puisque la situation peut être fort différente dans chacun des cinquante-quatre ou cinquante-cinq pays qui composent le continent. Je m'en tiendrai donc à quelques généralités qui me semblent pertinentes.
L'épidémie de la Covid a été gérée d'assez bonne manière par la majorité des pays africains, étant entendu que le problème a été moins sanitaire qu'économique. Les entraves à la mobilité des personnes ont été très largement respectées et se sont traduites par une série d'effets négatifs en termes d'insécurité alimentaire et nutritionnelle. Les échanges ont été réduits, les budgets familiaux ont été amputés et les transferts financiers des migrants ont été moindres, alors qu'ils sont absolument essentiels dans le financement de la vie économique d'un certain nombre de pays africains.
Les importations alimentaires ont diminué et les prix ont augmenté. En rajoutant l'impact de la crise ukrainienne sur le prix des produits alimentaires et celui des engrais, une double contrainte a pesé sur ces pays, qui font face un très gros problème nutritionnel. Dans de nombreux pays africains existent des phénomènes de malnutrition par carence alimentaire et carence en nutriments, mais également le développement de phénomènes d'obésité dans les villes. Nous constatons l'existence d'une assez forte corrélation spatiale entre l'insécurité physique des personnes et la malnutrition.
Nous observons en outre un phénomène de montée de la violence dans les relations entre pasteurs et éleveurs. La vie pastorale en Afrique concerne à peu près 250 millions de personnes, soit 20 % de la population africaine. Par exemple, dans une communauté peule, nous avons observé que pratiquement tous les pasteurs, sur la bande sahélienne, mais également à Madagascar et en partie au nord de l'Afrique du sud, sont armés pour se défendre contre les vols de bétail.
Un autre phénomène important vous intéresse au premier chef : le retour des coups d'État en Afrique. Ces coups d'État étaient fréquents jusque dans les années 1990, avant de diminuer par la suite. Or lors des trois dernières années, nous avons assisté à onze coups d'État, notamment en Guinée, au Mali, au Burkina Faso, au Niger, au Soudan, au Gabon. Au Tchad, s'est opéré un quasi-coup d'État, en tout cas une transmission non constitutionnelle du pouvoir. La situation qui prévaut est donc celle d'une insécurité assez généralisée, qu'elle soit climatique, alimentaire, agricole, ou simplement sécuritaire.
Je souhaite à présent évoquer les tendances lourdes. Nous assistons à ce que la Banque mondiale appelle une croissance à deux vitesses. La Banque mondiale distingue les pays pauvres en ressources naturelles des pays riches en ressources naturelles. À ce titre, il peut être paradoxal de constater que l'impact de la crise associée à la Covid et au conflit l'ukrainien est plus forte sur les pays riches en ressources naturelles. En effet, il existe dans les pays riches en ressources naturelles un phénomène de concentration sur l'activité minière et pétrolière, que l'on appelle la « malédiction des matières premières », qui se traduit par une réduction de la diversification des activités et donc une plus grande vulnérabilité aux chocs extérieurs, notamment les chocs de prix. La première des solutions que nous devons appuyer dans notre réflexion sur l'avenir de l'Afrique porte donc sur la promotion de la diversification. Naturellement, cette diversification est plus facile à préconiser qu'à mettre en œuvre.
Les estimations certes un peu grossières des démographes font état d'une projection d'un continent africain à 2 milliards d'habitants en 2050, qui se traduira par deux phénomènes : une très importante proportion de jeunes et l'urbanisation. De même, le poids relatif de l'Afrique dans la population en âge de travailler ne cesse d'augmenter, notamment vis-à-vis de la Chine et de l'Inde. Potentiellement, l'Afrique offrira une main-d'œuvre disponible à l'échelle de l'économie mondiale de plus en plus importante, de l'ordre de 20 % à l'horizon 2050. Le continent connaîtra donc la plus forte croissance de la population en âge de travailler, ce qui obligera les États à absorber une dizaine de millions de jeunes chaque année, alors que la capacité du secteur salarié privé classique est de l'ordre de trois millions. Cela signifie que la jeunesse devra trouver une intégration dans d'autres activités, dans ce qui est appelé très sobrement « le secteur informel », c'est-à-dire le secteur non structuré, non fiscalisé, non enregistré.
L'urbanisation est déjà notable : un Africain sur deux est « rurbain », en particulier dans les villes intermédiaires de 200 000 à 300 000 habitants. Cependant, les phénomènes de métropolisation ne cessent de s'accroître, comme en témoignent des villes comme Le Caire, Lagos, Kinshasa ou Abidjan. Il existe même des ceintures urbaines reliant plusieurs villes, telle celle qui va de Dakar à Yaoundé, qui sont marquées par une très forte densité de population. Cette urbanisation croissante pose naturellement des problèmes d'organisation et de gestion de la ville.
Compte tenu de ces données, les besoins financiers sont considérables. On estime ainsi que pour financer la reprise post-Covid, il fallait environ 285 milliards de dollars sur le continent et que pour financer les objectifs du développement durable à l'horizon 2030, il faudrait 200 milliards de dollars. L'amortissement de la dette supposait, au début de l'année 2022, 65 milliards d'euros. À titre de comparaison, le budget de la ville de Dakar est de 40 euros par habitant par an, quand celui de la ville de Paris est de l'ordre de 3 600 euros par habitant chaque année. De même, la ville de Ouagadougou, qui compte 5 millions d'habitants dispose d'un budget à peine deux fois plus important qu'une ville française de 25 000 habitants comme Rodez.
Dans ce contexte, nous assistons à une résurgence d'un problème d'endettement, qui avait été en partie résolu au début des années 2000, grâce à un certain nombre de processus d'annulation ou de report de dettes. Des situations d'endettement extrêmement dramatique pèsent sur des pays comme l'Angola, l'Éthiopie, le Kenya ou la République démocratique du Congo. L'analyse des données budgétaires pour trois pays clés de la zone sahélienne, le Burkina Faso, le Mali et le Niger, montre que l'année 2013 constitue une année charnière, à partir de laquelle les budgets militaires ont connu une hausse très marquée. Un collègue chercheur a démontré que plus ces budgets militaires augmentent, plus la probabilité d'un coup d'État ou d'un renversement constitutionnel est importante. Cette thèse se révèle absolument exacte puisque les budgets du Mali et du Burkina Faso n'ont jamais été aussi élevés que l'année où ces pays ont connu un coup d'État.
Je terminerai mon intervention en évoquant quelques considérations qui pourront faire réagir mes collègues du Trésor et de la Banque de France. Je prétends que l'Afrique a une grande légitimité à réclamer un soutien financier du reste du monde. D'abord, il s'agit du continent qui supporte le plus les externalités négatives de la mondialisation, notamment en termes de perte de biodiversité, d'expansion des grandes endémies et de réchauffement climatique. De plus, l'Afrique subit de plein fouet l'impact de crises comme celle de l'Ukraine. En outre, l'Afrique n'est pas émettrice de CO2, mais en subit le plus fortement l'impact. Le continent est dans une situation extrêmement pénalisante du point de vue économique et social.
Simultanément, l'Afrique joue un rôle fondamental dans l'équilibre de la planète, en particulier dans l'équilibre de sa biodiversité. Le bassin du Congo absorbe à lui seul l'émission de gaz à effet de serre de l'ensemble des véhicules de la planète. Il s'agit là du deuxième « poumon » mondial, derrière l'Amazonie. Le continent africain joue ainsi un rôle éminent en termes de services environnementaux, qui mérite compensation et rémunération, si nous voulons que ce bien public mondial puisse être correctement géré. Sur la scène financière internationale, l'Afrique dispose donc d'un certain nombre d'arguments pour exprimer le besoin d'un traitement particulier en ce qui concerne le financement de son développement.
Enfin, on pourrait se poser la question de savoir si l'Afrique n'est pas finalement créancière du reste du monde. La fuite des capitaux est si répandue que le continent est devenu un créancier net. Les flux de sortie sont divers. Ils concernent bien évidemment la fraude fiscale, mais surtout les rapatriements par le biais des prix internes des multinationales, par le truchement en particulier dans le secteur minier. La Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) évalue les flux de sortie à 90 milliards de dollars environ par an, à comparer avec le montant de l'aide publique pour le continent, qui s'établit à 40 milliards de dollars. Au-delà des prix de transaction, figurent également parmi les flux de sortie des activités criminelles ou de la corruption. Ces flux de sortie sont particulièrement significatifs dans certains pays comme le Nigéria, l'Afrique du Sud, l'Angola, le Congo, l'Égypte ou le Maroc. Compte tenu de ces données, il est loisible de se demander si l'effort ne doit pas être aussi principalement porté sur la gestion de ces flux de sortie, de façon à « intérioriser » le modèle de financement.
Cette interrogation est régulièrement posée par les chefs d'État africains, qui ont décidé de créer une zone de libre-échange à l'échelle continentale, soit potentiellement la plus grande zone de libre-échange du monde. Les orientations portent sur l'agriculture, les infrastructures, l'intégration commerciale, les chaînes de valeur de production, la libre circulation des personnes et l'intégration financière et macroéconomique.
En guise de conclusion, je souhaite mentionner les termes de la discussion par les Africains eux-mêmes. Nous assistons aujourd'hui à la remontée de deux tendances assez fortes que l'on croyait éteintes depuis les années 1970 : le retour d'une certaine forme de souverainisme et d'un néo-panafricanisme, une conscience africaine. Felwine Sarr, grand économiste et philosophe sénégalais, nous rappelait que « L'Afrique n'a personne à rattraper » : l'idée d'un rattrapage a été héritée d'une conception du développement très ancienne, qui date des années 1960. C'est à l'Afrique de choisir son sentier, son cheminement. De son côté, le philosophe burkinabé Joseph Ki-Zerbo souligne que dans la tradition africaine, « il faut apprendre à ne pas se coucher sur la natte des autres, car c'est le plus sûr moyen de se retrouver par terre ».