Je travaille sur les médias et la communication comme facteurs de fonctionnement des systèmes politiques. En tant qu'historienne, je m'intéresse à la façon dont les médias produisent des discours, des normes, des usages, des pratiques sociales et des cultures professionnelles qui vont, selon les contextes historiques, façonner les représentations et les jugements de leurs contemporains. Je procède par analyse et contextualisation de corpus médiatiques suffisamment volumineux pour être représentatifs. Mon approche est donc surtout qualitative alors que celle de Mme Cagé est plus quantitative. Outre des questions qui touchent directement cette commission, notamment celles concernant le pluralisme politique dans l'audiovisuel, j'ai travaillé sur les faits divers, la médiatisation des attentats et les campagnes électorales. J'ai récemment mené une étude sur l'émission « Touche pas à mon poste ! » sur C8.
Les travaux que j'ai menés avec mes collègues mènent à trois enseignements et je vous soumettrai, ainsi que nous y invite le questionnaire que vous nous avez adressé, deux préconisations.
Premier enseignement, le respect des obligations incombant aux éditeurs de la TNT ne se traduit pas par des pratiques homogènes : comme dans tout groupe social, il y a ceux qui appliquent les règles, qui peuvent ponctuellement fauter, et ceux qui dévoient de manière répétée les principes qui pourtant les engagent vis-à-vis de la puissance publique, sous le contrôle et l'autorité du régulateur. C'est ce que reflète la somme des interventions du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) et de l'Arcom au cours des dernières années : les chaînes du groupe Canal+ concentrent un nombre record d'interventions, qui peuvent aller parfois jusqu'à des procédures de sanction. D'après une étude de la RTBF (Radio-télévision belge de la communauté française), les chaînes C8 et CNews ont reçu, entre 2016 et 2023, trente-quatre remontrances de la part du régulateur – un niveau inédit, et loin devant les autres chaînes. À cette dimension quantitative s'ajoute une dimension plus qualitative, puisque ces fautes sont aussi les plus graves et les plus lourdement sanctionnées par le régulateur.
L'exemple de C8 est révélateur : mes travaux ont montré comment l'éditeur avait contourné l'esprit de la loi sur le pluralisme politique en période électorale en jouant sur des modalités très techniques du dispositif de régulation pour avantager certains candidats, y compris durant la période d'égalité des temps de parole. J'en conclus que le dispositif de régulation est en partie obsolète. L'insincérité de certains acteurs dans le respect de l'esprit et de la lettre des textes conventionnels n'est donc pas une hypothèse, mais bien un fait objectivé, qui devrait être un postulat pour évaluer la mission du régulateur.
Deuxième enseignement, il est permis, et pas seulement d'un point de vue citoyen, de s'interroger sur le rôle de l'autorité de régulation et la façon dont elle conçoit ses missions et pratiques de contrôle du respect des obligations conventionnelles. L'Arcom promeut aujourd'hui un modèle d'autorégulation du secteur audiovisuel censé inciter les acteurs à se responsabiliser – une vieille idée, qui court dans le milieu des professionnels des médias depuis les années 1970 – plutôt qu'un système fondé sur des missions de contrôle clairement définies et inflexibles. L'autorégulation est peut-être un idéal du point de vue philosophique, mais elle est inadaptée lorsque des acteurs comme le réseau social X ou les chaînes C8 et CNews font preuve d'insincérité face au cadre réglementaire.
Plusieurs pratiques étonnantes de l'autorité de régulation laissent penser qu'elle mène un contrôle minimal. Elle s'en tient par exemple à des sanctions pécuniaires, alors qu'elle dispose d'une variété de leviers, jugés sans doute trop restrictifs. Les sanctions pécuniaires touchent l'éditeur alors qu'une suspension de programme responsabiliserait le programme lui-même. Le public estime souvent, à tort, que le fautif est le programme et non l'éditeur mais c'est bien l'éditeur qui est en relation avec l'autorité de régulation.
Un autre exemple de ces pratiques est la caducité quinquennale des mises en demeure, défendue dans une étude d'impact et qui est désormais inscrite dans la loi du 25 octobre 2021 relative à la régulation et à la protection de l'accès aux œuvres culturelles à l'ère numérique. Bref, on efface les ardoises. Cette caducité contredit le principe de la mutabilité, qui permet à l'Arcom d'apprécier la notion d'intérêt général au regard d'un contexte qui peut varier dans le temps. Qui plus est, elle est parfaitement arbitraire : pourquoi cinq ans et non quatre ou six ? Dernier exemple : l'Arcom mobilise de manière récurrente depuis 2020 la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme issue de l'affaire Handyside du 7 décembre 1976, qui fait d'un possible manquement aux obligations conventionnelles un enjeu de liberté d'expression.
Se fondant sur cette jurisprudence, lorsqu'un téléspectateur signale un contenu qui l'a choqué, l'Arcom fait valoir que son indignation subjective ne saurait limiter la liberté d'expression de l'éditeur. Il y a pourtant un risque, confirmé par des juristes, à faire de la liberté d'expression un élément rhétorique pour justifier la non-intervention du régulateur, mais cet argument présente pour le régulateur le double avantage de pouvoir mieux gérer la pression croissante des publics et d'éviter, ou de retarder, les sanctions. Roch-Olivier Maistre a d'ailleurs dit devant votre commission que « l'Arcom n'a pas vocation à déterminer la ligne éditoriale d'un média. » Cet argument, qui sonne comme une défense face aux accusations pourtant infondées de censure, ne répond pas à la bonne question : l'enjeu n'a jamais été de faire face à une menace à la liberté d'expression, mais d'évaluer si une ligne éditoriale conduit à des manquements aux obligations conventionnelles. Or l'analyse des contenus que nous menons permet de constater que les biais idéologiques favorisent ces manquements. Par exemple, on traite une affaire pénale de façon inappropriée afin de pouvoir incriminer l'État de droit et faire du populisme pénal ; on oriente les contenus, jusqu'à imposer un script aux chroniqueurs, afin de mettre en avant des thématiques ou des personnes servant l'intérêt privé de l'actionnaire ; on dévoie les règles du pluralisme pour favoriser un candidat à la présidentielle, comme j'ai montré que C8 l'a fait ; et, au quotidien, on mène un travail de sape de l'administration des faits, pourtant nécessaire à la bonne information du public.
Troisième enseignement : si les manquements sérieux et répétés des éditeurs ne sont pas sanctionnés, il existe un risque important de voir s'installer de façon durable une défiance du public vis-à-vis du régulateur. Je parle ici du public non comme la somme des subjectivités particulières des téléspectateurs, qui font parfois des signalements peu fondés à l'Arcom, mais comme entité symbolique à partir de laquelle sont définis les principes cardinaux d'honnêteté et d'indépendance de l'information, qui sont au cœur des conventions. C'est bien pour défendre et protéger cet intérêt général du public que l'Arcom doit exercer ses missions de contrôle sans faillir.
Le public a été un acteur important de la régulation avant même la création d'une autorité dédiée : il l'est depuis que la question de l'audiovisuel est devenue un sujet de débat démocratique, c'est-à-dire depuis que la réforme de Jacques Chaban-Delmas à la fin des années soixante a jeté les premiers jalons d'une libéralisation de l'audiovisuel. L'étude des procès-verbaux des conseils d'administration de l'Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF) montre que la constitution d'un public conscient de sa capacité à dénoncer des phénomènes de censure, notamment, a permis de limiter l'arbitraire des décisions et d'appuyer la cause nouvellement reformulée de la liberté de l'information. Mais s'il est un droit menacé aujourd'hui, c'est bien celui de la presse et, avec lui, l'indépendance des journalistes, attaqués par ceux-là mêmes qui instrumentalisent à longueur de temps la liberté d'expression.
Je crains un possible effet pervers sur les professionnels : quel message l'Arcom envoie-t-elle ainsi aux bons élèves de la TNT, qui, tout en s'efforçant d'appliquer les règles, constatent que les mauvais élèves peuvent continuer de dévoyer des principes élémentaires en se contentant d'intégrer leurs amendes dans leur ratio coût-bénéfice ? Ne risquent-ils pas eux aussi d'adopter de mauvaises pratiques ?
J'en viens à mes deux préconisations. La première concerne le pluralisme en période électorale – un temps certes limité mais essentiel de notre vie démocratique. Il conviendrait selon moi d'indexer le contrôle de l'équilibre des temps de parole et d'antenne sur les différents types de grilles de programmation et sur les niveaux d'audience. Il s'agirait, à partir de la période d'équité renforcée, de procéder à un découpage en tranches horaires tenant compte des structurations d'audience, afin de se placer dans des conditions de programmation comparables – un principe essentiel mais oublié. Ainsi, un seul créneau de six heures recouvre aujourd'hui toute la soirée, de dix-huit heures à minuit : il ne correspond pas aux pratiques du public et n'est pas homogène en termes d'audiences. Lorsqu'elle demande un équilibrage sur des créneaux aussi larges, l'Arcom offre un boulevard à ceux qui veulent contourner les règles. Un schéma de découpage horaire par famille de chaînes, que l'Arcom pourrait établir sur la base de données de Médiamétrie transmises en amont de la campagne, serait plus adapté. Je précise que la définition de ces modalités concrètes appartient à l'Arcom et ne nécessiterait pas d'évolution législative.
La deuxième préconisation, plus pérenne, m'a été suggérée par mon collègue Pierre Lefébure. Elle consisterait en la création d'un baromètre du pluralisme des contenus à la télévision, sur le modèle du baromètre de la diversité. Cet instrument permettrait de mesurer le caractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion, conformément à ce que prévoit la loi, au-delà des seules personnalités politiques. Des personnalités non politiques – des éditorialistes, notamment – tiennent en effet sur les plateaux des propos qui échappent au comptage alors qu'ils sont perçus comme une expression politique par le public. Ce baromètre pourrait s'appuyer sur des données déclaratives et subjectives fournies par les intervenants, qui se positionneraient eux-mêmes librement sur une échelle d'opinions, mais aussi sur des données plus analytiques obtenues sur la base d'échantillons témoins. Une telle mesure, que l'on pourrait envisager à titre expérimental, permettrait de sortir des fantasmes, de poser des constats et d'ouvrir un débat clair et serein sur l'enjeu du pluralisme.