J'articulerai mon propos autour de deux enjeux : celui de la gouvernance des chaînes et des garanties – ou de l'absence de garanties – protégeant l'indépendance des rédactions, ainsi que celui des contenus et notamment des règles permettant de mesurer le pluralisme interne. Auparavant, je voudrais souligner que la discussion doit être élargie au-delà de la télévision numérique terrestre (TNT) car l'évolution des comportements de consommation demande de réguler l'ensemble des services audiovisuels privés, indépendamment de leur support – ensemble de services délivrés via Internet, dit triple play ou télévision regardée hors offre du fournisseur d'accès, dite over the top (OTT). On observe d'ailleurs un chantage croissant de certaines chaînes, qui menacent de quitter la TNT si les régulations entourant l'attribution des autorisations devaient être renforcées.
Commençons par les contenus. Une des missions de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) est de veiller au respect du pluralisme interne – le pluralisme des idées –, notamment dans l'attribution des chaînes sur la TNT. Pour souligner le problème que posent les règles actuelles, je reprendrai les propos de Roch-Olivier Maistre, président de l'Arcom, qui estime que CNews respecte strictement le pluralisme politique tout en se rapprochant d'une chaîne d'opinion. Cette contradiction, puisque le pluralisme interne demande de donner un temps de parole équitable à l'ensemble des différentes opinions, s'explique par la manière dont ce pluralisme interne est mesuré. Cette question de la mesure n'a pas de réponse facile, mais elle est importante et doit donc être posée.
L'Arcom concentre ses mesures sur les personnalités politiques, c'est-à-dire les membres des partis politiques, les candidats aux élections et les élus. Or des chaînes comme CNews changent leur programmation, qui contient de moins en moins d'information et de plus en plus d'information-divertissement ou infotainment mettant en scène des débats opposant des éditorialistes et des « spécialistes ». Cela leur évite d'inviter des personnalités politiques et elles échappent ainsi aux règles de l'Arcom tout en ayant un point de vue qui contrevient au pluralisme interne. L'exemple d'Éric Zemmour est frappant : jusqu'en septembre 2021, son temps de parole sur CNews n'était pas pris en considération par l'Arcom. Les règles doivent donc être revues en élargissant la notion de personnalité politique et en définissant plus précisément les conditions permettant un débat équilibré entre différentes personnalités.
Nous avons mené, avec Moritz Hengel, à l'époque chercheur à l'Institut d'études politiques de Paris (Sciences Po), Camille Urvoy, professeure d'économie à l'université de Mannheim et Nicolas Hervé, responsable du service de la recherche de l'Institut national de l'audiovisuel (Ina), une grande étude sur l'évolution de la ligne éditoriale de l'ensemble des chaînes de l'audiovisuel français, public comme privé, entre 2000 et 2022. En analysant tous les invités, qu'il s'agisse de personnalités politiques au sens de l'Arcom ou de personnes échappant à cette définition mais tenant un discours politique marqué, nous avons constaté que le temps de parole des invités d'extrême droite sur CNews avait augmenté de 20 % entre 2015, date du rachat du groupe Canal+ par Vincent Bolloré, et 2022. Ce changement complet de la ligne éditoriale pose la question de la responsabilité du régulateur.
Les conventions liant l'Arcom aux éditeurs ont un grave manque : elles n'imposent pas de conditions d'investissement minimal dans l'information et le journalisme. Cela me paraît pourtant essentiel car il s'agit de fréquences audiovisuelles attribuées à titre gracieux à des chaînes censées être des chaînes d'information en continu.
Ces mêmes conventions sont également insuffisantes du point de vue de la gouvernance. Elles contiennent en effet trop peu de règles garantissant l'indépendance des rédactions face aux velléités interventionnistes des actionnaires. Dans le livre L'Information est un bien public, que j'ai écrit avec Benoît Huet, nous proposons que ces conventions soient conditionnées par le respect de certaines règles afin de garantir la parité de la gouvernance des médias, surtout sur la TNT, et de mieux protéger l'indépendance des rédactions, en donnant par exemple aux journalistes un droit de véto sur la nomination d'un directeur ou d'une directrice de la rédaction ou un droit d'agrément en cas de changement d'actionnaire majoritaire. De telles règles existent déjà dans la presse écrite, aux Échos ou au Monde par exemple, où le choix du directeur de la rédaction doit être approuvé par au moins 60 % des journalistes.
Technologiquement, la TNT a vocation à disparaître et son audience diminue régulièrement ; elle est toutefois aujourd'hui utilisée par 40 % des foyers et elle est le mode de réception exclusif de la télévision pour près d'un foyer sur cinq. Il en va de même que pour la consommation de la télévision linéaire : elle est en diminution, mais ce mode reste aujourd'hui majoritaire. Qui plus est, l'audience de la TNT est inégalement répartie sur le territoire et varie en fonction des caractéristiques du public, étant plus importante auprès des personnes âgées ou fragilisées. Nous ne pouvons donc absolument pas faire l'économie d'une régulation du pluralisme des contenus et de la gouvernance des chaînes de la TNT. Mais cette régulation doit s'étendre, au-delà de la TNT, à tous les éditeurs, quels que soient leurs supports de diffusion – OTT ou triple play.
Dans ce contexte de décroissance, dès qu'il est question de davantage de contraintes, certaines chaînes menacent de quitter la TNT. Canal+ le fait pratiquement tous les ans, en 2020 à propos du taux de la TVA ou en 2021 à propos de la transposition de la directive européenne 2018/1808 du 14 novembre 2018 sur les services de médias audiovisuels, et ce discours est de plus en plus fréquent chez d'autres éditeurs. Cette position n'est pas défendable du point de vue des consommateurs. Historiquement, la régulation de la TNT est née de la nécessité de mettre en compétition les éditeurs pour l'attribution d'une ressource rare, mais aujourd'hui, elle est indispensable parce que l'on veut garantir que les consommateurs soient exposés à une pluralité de points de vue.
La régulation ne pose pas de simples problèmes techniques de mesure du temps de parole ou de visibilité des chaînes, liée à la numérotation sur la TNT et au placement sur l'écran d'accueil des téléviseurs connectés ou Smart TV : la consommation audiovisuelle a des effets importants sur les comportements électoraux, à la fois en termes de participation et de choix. Ces effets sont documentés par les sciences sociales depuis longtemps : le premier article en ce sens a été publié en 2007 aux États-Unis. La régulation doit donc s'appliquer à la TNT comme aux autres supports et nous disposons du cadre de pensée pour y réfléchir, notamment grâce au règlement (UE) 2022/2065 du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques directives européennes dit Digital Services Act (DSA) et au règlement (UE) 2022/1925 022/1925 du 14 septembre 2022 relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique dit Digital Markets Act (DMA) qui régulent les très grandes plateformes.
Ces questions représentent un enjeu démocratique et citoyen et elles sont d'autant plus importantes dans le contexte actuel, puisque nous connaîtrons en 2024 un nombre record d'élections dans le monde et que 2025 sera l'année du renouvellement des fréquences TNT.