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Intervention de Nathalie Sonnac

Réunion du mercredi 20 décembre 2023 à 15h00
Commission d'enquête sur l'attribution, le contenu et le contrôle des autorisations de services de télévision à caractère national sur la télévision numérique terrestre

Nathalie Sonnac, professeure à l'université Paris-Panthéon-Assas, ancien membre du CSA :

Professeure à l'université Paris 2 Panthéon-Assas en sciences de l'information et de la communication, je suis spécialiste de l'économie des médias et du numérique.

J'ai été membre du CSA de 2015 à 2021, en charge du pilotage du groupe de travail « télévision », qui couvre le périmètre des chaînes publiques et privées, commerciales et payantes, et également les chaînes nationales et locales. J'étais également vice-présidente du groupe de travail « production et création ».

Le paysage audiovisuel d'aujourd'hui ne ressemble plus du tout à celui de 2005, au moment du lancement de la télévision numérique terrestre (TNT). Depuis l'arrivée des nouvelles technologies de l'information et de la communication et du numérique, le paysage audiovisuel a fait face à une triple révolution technique, technologique et économique, dont les effets se combinent.

En matière technologique, la TNT nous permet d'accéder gratuitement à vingt-quatre chaînes ainsi qu'à des programmes qui peuvent être consommés en direct ou en différé. La connexion internet nous donne également accès à des milliers d'autres programmes, aux chaînes de télévision, françaises ou étrangères, ainsi qu'à tous les contenus du web. Aujourd'hui, 84 % des téléviseurs des Français sont connectés. L'écran est donc devenu un grand magasin d'applications.

La deuxième révolution est d'ordre économique. Elle s'est traduite par l'arrivée des plateformes numériques et des médias sociaux. Ces nouveaux acteurs sont en concurrence directe et indirecte avec les chaînes de télévision, sur tous les marchés : le marché des contenus, de l'attention, des droits de propriété, des droits sportifs, de la distribution et, enfin, le marché de la publicité en ligne.

Enfin, la dernière révolution est une révolution d'usage. Nos pratiques informationnelles et de divertissement sont devenues numériques. Ceci est particulièrement vrai chez les plus jeunes, qui s'enferment sur les médias sociaux à hauteur de 71 % pour les moins de 35 ans. La nouveauté – et même une première dans l'histoire des médias – tient au fait que les jeunes s'informent prioritairement sur un nouveau média, et qu'ils le font au détriment des autres médias et des médias traditionnels. Seulement 1 % des moins de 25 ans achètent un titre papier. Le modèle économique des plateformes numériques et des médias est au cœur de la problématique et des enjeux que vous soulevez dans le cadre de cette commission. Il impacte l'organisation de l'ensemble du secteur des médias et va jusqu'à remettre en cause leur existence.

Ensuite, je souhaite vous faire part de plusieurs observations liminaires. Tout d'abord, les plateformes occupent aujourd'hui une position hégémonique dans l'espace informationnel. Facebook est la première plateforme d'accès à l'information ; YouTube est la première interface audiovisuelle des moins de 30 ans. Leur modèle d'affaires favorise les phénomènes de concentration et concourt à l'inflation des droits. Google et Facebook captent l'essentiel des parts de marché de la publicité. Ils captent également 80 % de sa croissance pour le marché de la publicité en ligne. Finalement, les géants du web tels que Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (Gafam) s'imposent aujourd'hui en reprenant les caractéristiques des médias traditionnels, en étant à la fois sources et relais d'informations, capteur de manne publicitaire.

Nous faisons face aujourd'hui à un vrai danger démocratique. Premièrement, le modèle économique des médias vacille en raison de la baisse des audiences. La moyenne d'âge des téléspectateurs pour le service privé est de 57 ans et de 62 ans pour les chaînes de service public. Cette diminution a un effet réel sur leurs revenus publicitaires. La presse a aujourd'hui perdu 70 % de ses revenus publicitaires en l'espace de quinze ans. Sans modèle économique viable, nous perdons des vecteurs de démocratie, risquant d'entraîner dans leur chute notre démocratie elle-même.

Deuxièmement, nous assistons à la multiplication de la circulation des fausses informations, des contenus haineux et du cyberharcèlement. Si ce phénomène n'est pas nouveau, il n'en va pas de même pour la vitesse de cette circulation, sa mondialisation, sa viralité, sa vélocité. Ce sont des maux de notre démocratie, de notre vivre ensemble.

Troisièmement, nous constatons que l'information fiable, sourcée et vérifiée se voit totalement diluée dans un océan de contenus. Par ailleurs, il ne faut ne pas oublier qu'une information de qualité coûte cher, voire très cher à produire. Or les gens ne sont plus prêts aujourd'hui à payer pour s'informer : 86 % d'entre eux déclarent ne pas payer aujourd'hui pour s'informer. Comment garantir dès lors les conditions de la production de cette information fiable ?

Nous sommes donc confrontés à un désordre informationnel, qui s'inscrit de surcroît dans un contexte délétère à l'égard des institutions. Le politologue Yascha Mounk parle à cet égard de « déconsolidation de nos démocraties ». De fait, 46 % des Français pensent que la démocratie fonctionne mal, 29 % pensent que les élections sont faussées et 79 % sont favorables à la mise en place d'un contrôle de véracité des publications des médias.

Les internautes accordent plus de valeur à la recommandation issue d'experts ou d'amis plutôt qu'aux analyses des journalistes. Cette défiance risque de se transformer en arme de propagande politique au service des extrêmes. Il faut le rappeler : ce sont les médias traditionnels qui produisent et animent le débat public. Ils sont nécessaires à la cohésion de la société et aux processus électoraux. Les médias sont générateurs de fortes externalités positives : informer, transmettre, expliquer, commenter. Il existe donc un rôle positif à la consommation individuelle d'informations de qualité. Il en va de même pour la consommation collective. Le retour à la confiance et aux institutions tiers de confiance sont indispensables dans l'exercice de notre démocratie. Le sociologue Jacques Ellul le disait : il n'y a pas de liberté quand il n'y a pas d'obstacles à la liberté.

Il nous faut donc inventer un nouveau cadre et une loi pour un siècle numérique démocratique, et les avancées européennes sont en ce sens encourageantes. Elles nous montrent la voie pour intégrer les Gafam à notre économie en conservant nos valeurs sociétales et nos valeurs démocratiques. Je pense à la transposition de la directive (UE) 2018/1808 du 14 novembre 2018 sur les services de médias audiovisuels (SMA), au règlement (UE) 2022/2065 du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques directives européennes dit Digital Services Act (DSA) et au règlement (UE) 2022/1925 022/1925 du 14 septembre 2022 relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique dit Digital Markets Act (DMA), qui participent de la réduction des asymétries concurrentielles entre plateformes numériques et médias, en instituant des responsabilités à ces nouveaux acteurs. Mais ces asymétries sont beaucoup trop nombreuses. À présent, le projet de règlement européen sur la liberté des médias ou European Media Freedom Act pour un marché unique de l'information vise à prévenir les risques d'ingérence politique, à garantir une meilleure protection des journalistes et de leur indépendance.

Pour ma part, j'estime que les conditions de garantie de la liberté de communication, du financement, de la création et de l'équilibre économique du secteur ne sont plus réunies. Deux raisons principales y concourent. D'une part, la concurrence frontale des plateformes numériques fragilise les chaînes et leur modèle économique. D'autre part, il faut déplorer l'insuffisante prise en considération par les pouvoirs publics de la dimension économique des entreprises de médias aujourd'hui.

Il existe donc une urgence nationale à écrire une nouvelle loi pour les médias, qui se doit de rétablir le contrat de confiance avec nos concitoyens ; une loi qui pérennise d'abord le modèle économique des chaînes de télévision publiques. Pilier culturel, pilier sociétal, pilier démocratique, les chaînes de service public constituent également un pilier économique. Grâce aux 500 millions d'euros investis chaque année dans la production audiovisuelle et cinématographique, un emploi direct engendre cinq emplois supplémentaires. Cela représente également 4,4 milliards d'euros de contribution au PIB.

Cette loi doit également avoir pour objectif de ne plus opposer les grandes entreprises à la diversité et au pluralisme ; les diffuseurs aux producteurs. Elle doit permettre de mener simultanément une politique industrielle et une politique culturelle ; de garantir la liberté de communication, l'indépendance des médias ; d'assurer l'équilibre économique des acteurs entre médias traditionnels, plateformes numériques et médias sociaux.

Cette loi pourrait s'appuyer sur de nouveaux piliers, des piliers originaux, qui garantissent les conditions de la fabrique d'une information fiable et de qualité ; l'indépendance des médias et la sauvegarde du pluralisme ; l'assurance d'une éthique et d'une transparence de l'algorithme, avec des conditions d'accès équitables et loyales aux données. Enfin, cette loi doit sanctuariser l'éducation aux médias et à l'information, grâce à des partenariats entre l'école, les médias et les plateformes numériques. L'éducation aux médias et l'information constituent pour moi le nouveau Bescherelle de l'éducation nationale, et les médias ont un rôle majeur à jouer.

En conclusion, les médias, qu'ils soient écrits, audiovisuels ou cinématographiques, sont des industries qui produisent des actifs culturels stratégiques pour notre économie et notre souveraineté. Mais ces mêmes médias publics et privés ont également pour mission de produire une information de qualité, considérée par tous comme un bien public. Ces médias sont délaissés par les médias sociaux et attaqués tant sur le versant de la production par les acteurs en flux ou streaming que sur le versant de la publicité par les plateformes. Or, aucun de ces nouveaux acteurs du numérique n'a pour mission de produire une information qui soit sourcée et vérifiée. Leur modèle se fonde sur la captation de l'attention humaine, qui crée les conditions de circulation des fausses informations et la polarisation du débat politique. Leurs procédés de diffusion fragilisent l'ensemble du processus de communication et affectent la chaîne de valeur de la production de l'information et, avec elle, le contrat de confiance démocratique.

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