Ma présentation portera essentiellement sur la stratégie informationnelle de la Chine, qui est maintenant assez bien connue dans ses dimensions mondiales, surtout pour les terrains asiatiques, européens et nord-américains. En revanche, elle l'est beaucoup moins en Afrique. Cette stratégie informationnelle ou stratégie narrative et discursive de la Chine en Afrique s'inscrit dans une stratégie plus globale, qui peut se résumer en trois points. Le premier enjeu consiste à maintenir l'hégémonie du Parti sur le système politique chinois, ce qui passe par la lutte contre les « cinq poisons » : les Taïwanais, les Ouïgours, les Tibétains, les dissidents démocrates et les Falun Gong. Cela passe également par la production d'une image positive de la Chine.
Le deuxième point porte sur la défense de la souveraineté chinoise, et notamment de sa souveraineté territoriale, d'où la lutte très rude menée par la Chine pour éliminer tout soutien diplomatique à Taïwan en Afrique.
Le troisième concerne l'ambition de façonner un environnement favorable à la Chine, c'est-à-dire de peser sur les normes, les institutions, les standards techniques, mais aussi les idées.
Sur le terrain africain plus particulièrement, l'objectif de la Chine consiste d'abord à développer une stratégie informationnelle qui favorise la construction, l'établissement et le renforcement des relations sino-africaines, en montrant notamment tout le bénéfice que ces pays peuvent trouver à établir des relations avec Pékin. Il s'agit ensuite d'affaiblir les États-Unis, et de manière plus large, le modèle démocratique. Ici, l'objectif consiste à produire une image négative de l'adversaire et du modèle démocratique d'une manière générale, en montrant notamment tous les effets néfastes de l'interventionnisme américain et plus largement occidental.
Les enjeux informationnels ont été identifiés depuis longtemps par la Chine. Une année après l'arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013, s'est tenue une conférence très importante sur la propagande et le travail idéologique, qui a identifié le champ informationnel comme un champ de bataille et qui a placé les acteurs du champ informationnel chinois au centre de cette stratégie. Les Chinois ont le sentiment d'être encerclés sur le plan informationnel et donc de devoir lutter contre des acteurs qui occupent déjà très largement le terrain, et sont pour le moment plus efficaces que les médias chinois. Dès 2014, Xi Jinping a donc voulu construire des médias de rang international, sur le modèle de CNN et d'Al Jazeera, pour rivaliser avec l'Occident et imposer les récits chinois.
Quatre grands médias mènent cette lutte informationnelle : l'agence de presse Xinhua, Radio Chine internationale, la chaîne de télévision internationale CGTN (China Global Television Network) et le China Daily. Ils produisent deux types de publications : d'une part, des publications publiques – des articles, des émissions, des reportages – et d'autre part ; des publications à destination du Parti.
Il est loisible d'identifier les récits et les motifs argumentatifs récurrents dans cette stratégie informationnelle. De manière très intéressante, la Chine éprouve des difficultés à parler des problématiques locales : la stratégie informationnelle de la Chine en Afrique reste très centrée sur la Chine elle-même. Les récits les plus forts qui dominent la stratégie chinoise concernent la construction d'une communauté de destin Chine-Afrique, qui s'inscrit elle-même dans une communauté de destin pour l'humanité, à travers la dénonciation de l'hégémonie américaine, la présentation de la démocratie américaine comme malade et dysfonctionnelle en interne et belliqueuse à l'extérieur, désireuse de propager des révolutions de couleur dans toutes les zones du monde. Ces discours cherchent en outre à promouvoir un monde multipolaire et à réformer la gouvernance mondiale. Enfin, ils tendent à mettre en avant les changements positifs en Afrique, en essayant de les associer le plus souvent possible à des actions de la Chine.
La stratégie informationnelle chinoise peut être découpée en quatre grandes catégories d'actions. Il s'agit d'abord d'une action de propagande, qui repose sur l'accroissement de la présence médiatique de la Chine en Afrique et qui passe par une augmentation des bureaux implantés dans un nombre croissant de pays, des productions dans des langues diversifiées, une diffusion de contenus dans les médias locaux traditionnels et en ligne.
Cette stratégie passe ensuite par la censure, qui prend différentes formes : l'intimidation de journalistes locaux ou occidentaux, des attaques cyber, des campagnes de trolling pour intimider et la prise de contrôle d'un certain nombre d'infrastructures de communication locales.
Le troisième axe concerne les manipulations de l'information, à travers l'amplification de campagnes informationnelles chinoises, la production de faux contenus et d'informations manipulées, l'utilisation de faux comptes sur les réseaux sociaux et la mise en œuvre de campagnes coordonnées. Une tendance plus récente, mais de plus en plus forte cherche à simuler l'authenticité, notamment en recrutant des relais locaux qui s'expriment dans les médias chinois, via des comptes anonymisés ou dont les liens avec les agences chinoises sont effacés. Enfin, cette stratégie informationnelle passe par l'exportation du modèle chinois via la formation des journalistes et un soutien technique aux médias locaux.
À titre d'illustration, je souhaite détailler le cas du Sénégal, qui est le plus intéressant en Afrique francophone, en sachant que la pénétration chinoise la plus prononcée a lieu au Nigéria, au Kenya et en Afrique du Sud. Le champ informationnel comprend des contenus produits ou diffusés par la Chine, qui mettent en avant les réalisations chinoises, comme sa capacité à gérer la pandémie de Covid 19, qui est mise en regard du chaos qu'ont subi les hôpitaux européens ou nord-américains. L'idée sous-jacente consiste à dire qu'un régime autoritaire comme celui de la Chine gère bien mieux ce type de crise qu'une démocratie et à souligner les avantages économiques pour le Sénégal d'une coopération avec la Chine. La Chine y est naturellement présentée comme une amie de l'Afrique.
Les messages sont véhiculés par une présence médiatique locale chinoise importante, à travers Radio Chine internationale, CGTN et Xinhua, qui disposent de correspondants et de bureaux locaux ; mais aussi la présence de la société de diffusion via satellite Star Times. Radio Chine internationale dispose de journalistes chinois et sénégalais, dont les productions sont toujours contrôlées par Pékin. Une part importante de la production informationnelle médiatique est d'ailleurs directement issue de médias chinois et couvre bien entendu et avant tout les activités de la Chine sur le sol africain.
Cette stratégie repose aussi sur des accords d'échange de contenus. Ainsi, Seneweb, l'un des principaux sites d'information au Sénégal, mais aussi de l'ensemble de l'Afrique francophone, a établi un accord d'échanges de contenus avec Xinhua en 2017. Bien que le responsable de Seneweb ait expliqué à plusieurs reprises qu'il était prudent vis-à-vis de l'information venue de Chine, une étude approfondie prouve que cela n'est pas tout à fait le cas : nombre d'informations sont directement issues des médias chinois, sans dimension critique de la part des journalistes de Seneweb. Le même site a également diffusé de nombreux discours ou articles de l'ambassade de Chine au Sénégal mettant l'accent sur la coopération sino-africaine et les réalisations du Forum sur la coopération sino-africaine (Focac). D'autres accords existent également avec le quotidien Le Soleil, mais aussi avec l'agence de presse sénégalaise (APS). En résumé, des articles de médias chinois sont directement repris par les médias sénégalais, sans dimension critique.
La présence chinoise sur les réseaux sociaux au Sénégal est également patente. Les médias chinois disposent de comptes sur Twitter et Facebook, mais ils sont assez peu actifs pour le moment. Par ailleurs, les journalistes sénégalais ont bénéficié de nombreux voyages et programmes de formation en Chine. Pour la seule année 2019, une trentaine de rédacteurs en chef, cadres de médias et journalistes sénégalais ont pu se rendre en Chine. Le programme a ensuite été interrompu en raison de la pandémie de Covid 19, mais il reprend.
De plus, les acteurs chinois sont présents dans le domaine des infrastructures de communication, comme Star Times, mais aussi Huawei. Le Sénégal est aussi très intéressé par le modèle de gouvernance de souveraineté des données chinois et entend s'en inspirer dans le contrôle de l'information. En revanche, la diaspora joue un rôle relativement limité. Nous avons identifié deux comptes WeChat jouant un rôle important en direction de cette population : le compte de Xinhua Africa et le compte Chine-Afrique, qui est issu de l'ambassade de Chine.