Mon intervention portera sur la présence de la Russie en Afrique, notamment en Afrique subsaharienne, sur laquelle je travaille depuis à peu près deux ans à partir d'une approche essentiellement empirique. Le réengagement de la Russie en Afrique qui date de la fin des années 2000 a très longtemps été dominé par la coopération de défense et la vente d'armements, qui demeure un marché essentiel pour la Russie. Cependant, un nouveau positionnement a vu le jour depuis le sommet Russie-Afrique de Sotchi en octobre 2019, depuis lequel la Russie cherche à s'affirmer comme un prestataire de sécurité et un protecteur des souverainetés africaines, ainsi qu'un partenaire économique qui serait « fiable » et non conditionnel. Il convient de relever cependant que les volumes d'échanges commerciaux entre la Russie et l'Afrique n'ont pas considérablement augmenté ces dernières années.
Dans ce cadre, un élément essentiel porte naturellement sur le déploiement progressif du groupe Wagner depuis 2018 dans un certain nombre de pays de la région, qui s'est accompagné parallèlement d'une conflictualité informationnelle considérablement accrue. Toujours dans le même ordre d'idées, depuis la mort au mois d'août 2023 d'Evgueni Prigojine, le fondateur du groupe Wagner, nous observons une restructuration de ce que j'avais appelé dans mes travaux la « bicéphalie » de la présence russe en Afrique. Cette bicéphalie se caractérise en effet par une face étatique et une face non étatique, qui était justement incarnée par Wagner, mais aussi très fortement soutenue par l'État russe. Si nous ne sommes pas revenus à une direction monocéphale, le cas du Burkina Faso témoigne des tentatives par le ministère de la défense et les services – notamment le GRU (le renseignement militaire), mais aussi le SVR (le renseignement extérieur) – de reprendre le contrôle sur cet héritage de Wagner en Afrique subsaharienne.
Un autre élément doit être mentionné, puisqu'il concerne directement la critique de la présence française et porte sur l'actualisation et l'affirmation d'un véritable récit stratégique russe, celui de la lutte contre le néocolonialisme. En réalité, la Russie actualise le récit qui avait été déployé par l'Union soviétique en Afrique subsaharienne dans les années 1950 et 1960. Ce récit est à la fois très simple, mais il résonne énormément auprès des sociétés africaines. Simultanément, il connaît une véritable explosion quantitative dans le discours politique russe. Par exemple, depuis l'invasion à grande échelle de l'Ukraine, Vladimir Poutine a employé deux fois plus le champ lexical du colonialisme dans ses discours qu'il ne l'avait fait entre 2000 et 2022.
De la même manière, au sein du parlement russe, notamment de la Douma, sont menés de multiples débats sur cette question de l'anticolonialisme. De fait, nous constatons véritablement une restructuration dans le discours politique russe de la critique antioccidentale et notamment de la critique de la présence française en Afrique, à partir de ce récit anticolonial, qui est déjà bien présente, mais qui continuera d'être mobilisé dans le discours russe. En effet, il permet à la Russie de légitimer sa position vis-à-vis de ce que l'on appelle parfois improprement le Sud global, c'est-à-dire un certain nombre d'États qui se rejoignent sur ce récit d'un interventionnisme occidental délétère. L'Inde est aussi un pays privilégié par la Russie pour diffuser ce récit.
Ce récit est d'autant plus efficace qu'il n'est pas à l'origine pensé et diffusé par la présence russe. En effet, ce récit préexiste : il est déjà très présent au sein des sociétés africaines et mobilisé par des acteurs politiques et des activistes. La Russie s'efforce de l'amplifier, de la même manière qu'elle a pu le faire auparavant et qu'elle cherche d'ailleurs toujours à le faire vis-à-vis de certains mouvements populistes, notamment d'extrême droite en Europe.
Par ailleurs, l'Afrique, notamment subsaharienne, constitue un espace très pertinent pour étudier l'éventail des pratiques d'influence et de lutte informationnelle de la Russie. En effet, l'ensemble des dispositifs qui mobilisent ces pratiques (la diplomatie publique, la désinformation, les manipulations de l'information) est déployé dans la région, et notamment dans des pays comme le Mali, la République centrafricaine ou le Burkina Faso. Dans ce cadre, trois types d'acteurs peuvent être distingués.
Il s'agit tout d'abord des acteurs étatiques russes, qui deviennent aujourd'hui de plus en plus dominants, notamment des instruments médiatiques transnationaux comme RT et Sputnik, qui ont été suspendus au sein de l'Union européenne à la suite de l'invasion à grande échelle de l'Ukraine. Cependant, contrairement à une idée reçue, ils n'ont pas disparu. Par exemple, RT France s'appelle aujourd'hui « RT en français », même si elle a été relocalisée à Moscou. Surtout, ces médias cherchent de nouveaux marchés pour compenser cette éviction des pays occidentaux et l'Afrique subsaharienne en fait clairement partie. Ainsi, la part des audiences africaines de ces médias s'accroît très nettement. En outre, 30 % des contenus produits et diffusés par la chaîne anglophone de RT concernent aujourd'hui l'Afrique.
Il faut également mentionner les acteurs de la diplomatie numérique, c'est-à-dire la manière dont les ambassades de Russie, le ministère des affaires étrangères et le ministère de la défense communiquent en ligne pour atteindre des audiences étrangères. La communication numérique des ambassades de Russie en Afrique a vraiment évolué depuis l'invasion à grande échelle de l'Ukraine, avec des contenus beaucoup plus agressifs et plus importants sur les plans qualitatifs et quantitatifs. Enfin, il faut souligner les opérations informationnelles des unités du ministère de la défense russe et surtout des services de renseignements, notamment le GRU, qui essaye peu à peu de reprendre la main sur la partie des activités informationnelles de Wagner.
Le deuxième type d'acteurs sont des acteurs non-officiels ou semi étatiques, que mes collègues Kevin Limonier et Marlène Laruelle ont appelé les « entrepreneurs d'influence » et que je nomme des acteurs « adhocratiques », c'est-à-dire mobilisés de manière ad hoc par l'État russe pour justement intervenir là où l'État ne souhaite pas s'impliquer directement, et agir de manière beaucoup plus souple et beaucoup plus flexible que des acteurs bureaucratiques. L'idéal type était ici le groupe Wagner, dans un modèle tridimensionnel alliant la prestation de sécurité à travers un entrepreneuriat de violence ; l'activité économique à travers la prédation et l'exploitation de matières premières et une partie informationnelle, qui était bien incarnée autour du projet d'usines à trolls mis en place par Evgueni Prigojine d'abord centralisé à Saint-Pétersbourg, puis décentralisé, y compris dans un certain nombre de pays africains.
L'un des événements les plus marquants de ces agissements fut l'affaire du charnier de Gossi, qui a été « débunké » et attribué à Wagner par le ministère des armées français. Il existe aujourd'hui une espèce de reliquat de cet écosystème d'influence informationnelle mis en place par Wagner en Afrique, puisque des actifs informationnels comme des faux comptes sur X ou Telegram continuent d'être actifs et de propager des contenus, y compris des informations hostiles à la présence française. Lors de la prise de Kidal, Wagner a par exemple essayé de se servir de cet événement pour relégitimer son rôle dans la région après la mort d'Evgueni Prigojine.
Simultanément, nous assistons également à une tentative de recyclage d'un certain nombre d'anciens membres de Wagner par les structures étatiques du ministère de la défense ou du GRU, notamment dans le cadre de cette nouvelle organisation qui s'appelle l'Africa Corps. Cette dernière a été mise en place à l'initiative du ministère de la défense russe et notamment de son vice-ministre Yunus-Bek Ievkourov, une figure très importante de cette deuxième phase de l'expansion de la présence russe en Afrique subsaharienne
Enfin, il faut bien se rappeler qu'une stratégie d'influence n'est efficace que lorsqu'elle s'appuie aussi sur un écosystème beaucoup plus large que les acteurs nationaux qui en sont à l'origine, ce que Yochai Benkler appelle dans ses travaux la propagande en réseau. Les Russes ont cherché à pénétrer des espaces informationnels et médiatiques locaux et à tisser des liens avec des acteurs locaux de chacun de ces pays qui vont agir pour des raisons lucratives, militantes, idéologiques – parfois les trois simultanément – au service de la présence russe, mais qui ont aussi parfois leur propre agenda. En effet, ces acteurs trouvent aussi un intérêt à coopérer avec des acteurs russes. RT et Sputnik ont par exemple signé vingt-trois accords de coopération avec des médias africains, qui sont soit des médias généralistes, des agences de presse ou des médias alternatifs ou contre hégémoniques. Ces médias participent aussi à la diffusion de leurs contenus dans les pays africains selon une forme d'externalisation de l'influence, en tentant de s'appuyer sur des leaders d'opinion et des activistes locaux pour servir aussi parfois de « blanchisseurs » des récits russes. Je pense notamment à la figure de Kémi Séba, qui a été financé à hauteur de 400 000 dollars par Wagner et qui était à Moscou ces derniers jours. Parmi d'autres entrepreneurs de désinformation figure Harouna Douamba.
Enfin, des médias sont financés par les acteurs russes et notamment par Wagner, comme Radio Lengo Songo en République centrafricaine (RCA). Ils étaient financés par une entreprise de prospection minière liée à Wagner en RCA et aujourd'hui il est difficile de savoir si de nouveaux circuits de financement ont été mis en place. Cependant, nous pouvons voir que malgré la mort de Evgueni Prigojine, Wagner est toujours présent. Son héritage est conservé en réalité par l'État russe, qui comprend bien qu'il ne peut pas remplacer cet écosystème du jour au lendemain et qu'il a intérêt à s'appuyer sur ces actifs pour continuer à pérenniser cette influence.