Intervention de Hubert Védrine

Réunion du mercredi 13 décembre 2023 à 11h00
Commission des affaires étrangères

Hubert Védrine, ancien secrétaire général de la présidence de la République, ancien ministre des affaires étrangères :

Je m'associe à toute démarche utile à cet effet. Il va de soi que nous ne pouvons pas envoyer à la mort des gens qui ont eu le courage de se mettre de notre côté, que nous ayons eu raison ou non d'aller en Afghanistan.

Pour en revenir à l'Afrique, il faut faire une analyse réaliste et équilibrée de la situation, et non défaitiste ou désespérée, moins encore masochiste, ce qui ne sert à rien. L'Afrique est travaillée par des forces variées. Certaines rejettent l'Occident dans sa globalité ; ce dernier n'en conserve pas moins une force d'attraction. Penser que nos sociétés sont dégénérées n'empêche pas de vouloir vivre comme nous. Selon les domaines et les zones géographiques – le Cameroun a toujours été très remonté contre la France pour des raisons historiques –, les appréciations varient.

En tout état de cause, je réfute l'idée selon laquelle nous assistons à un déferlement du sentiment anti-français, d'autant que ceux qui le gèrent n'ont rien à proposer et qu'eux-mêmes seront ensuite rejetés par ceux qu'ils ont excités contre le bouc émissaire du moment qu'est la France. Les Russes n'ont pas de solution à offrir. Les Chinois offrent des solutions ponctuelles, certes dépourvues de conditions démocratiques, mais qui placent les pays qui les choisissent dans une spirale d'endettement.

La situation est ouverte et, à mon avis, assez mobile. Il faut que la France retrouve confiance en elle et adopte – tous les groupes politiques en conviennent – une approche moins pérorante, moins dominante, moins paternaliste, une approche disponible et pragmatique dans ses partenariats. En réalité, cette approche est pratiquée depuis longtemps. Si le Cameroun ou l'Algérie sont des cas compliqués, pour de nombreux pays d'Afrique, la question ne se pose même pas car ils se débrouillent plutôt bien. Leurs diasporas en France n'ont pas besoin d'activer un sentiment anti-français. Plusieurs candidats à la présidence de la République du Sénégal m'ont dit être très gênés par les réseaux de critique systématique des Sénégalais de Paris.

Quoi qu'il en soit, parmi la quinzaine de puissances qui ont une politique en Afrique, notamment la Russie, la Chine, le Brésil, l'Inde, les Émirats arabes unis, le Qatar, Israël et le Japon, la France a de nombreux atouts. Notre histoire commune a parfois été cruelle mais elle a aussi été passionnelle. Il faut réinvestir cette relation, humainement d'abord, financièrement ensuite – les chefs d'entreprise n'ont pas besoin des responsables politiques pour savoir ce qui est rentable.

Au sein du système global, nous sommes en compétition avec l'influence américaine. Il nous arrive d'en faire un peu trop pour nous distinguer. Les Français doivent retrouver un peu de confiance raisonnable en eux-mêmes, sans basculer à nouveau dans la prétention. Tout cela est certes de bon sens mais peu conforme à « l'ADN français ». Je n'en demeure pas moins optimiste, surtout après avoir échangé avec vous.

Quant au professionnalisme diplomatique, quel que soit le nom de l'institution, de la formation et de l'école, il faut le reconstituer. Ouvrir le corps diplomatique est une bonne chose ; au demeurant, il y a longtemps que l'on nomme à des postes d'ambassadeurs des gens qui n'en sont pas issus.

Le métier de négociateur, en revanche, ne s'improvise pas. J'ai préfacé un livre à ce sujet, qui paraîtra en janvier. Nous vivons dans un monde rythmé par les négociations complexes, par exemple sur l'intelligence artificielle, les vaccins ou l'avenir du nucléaire. Y réussir dépend moins d'une connaissance spéciale que de la maîtrise du métier de négociateur, qui consiste notamment à savoir ce que l'on veut, à identifier les compromis que l'on peut accepter et à comprendre ce que veut la partie adverse. Propulser brusquement dans ce métier des gens dont la carrière dans la fonction publique n'a jamais rien eu à voir avec tout cela n'est pas une bonne idée.

Il faut respecter ce métier, et d'abord le reconstituer. À l'INSP, il y a des gens qui ne disent pas le contraire et considèrent que les directions des ressources humaines des ministères pourront gérer des carrières à trois ou quatre postes d'avance. Mais d'autres refusent catégoriquement que des gens prétendent faire carrière dans le même métier. Si ces derniers l'emportent, nous subirons une perte de capacités en matière de négociation, qu'il faudra compenser ultérieurement. Cette question a été soulevée par plusieurs groupes politiques ; elle me semble importante.

Dans l'Afrique de demain, nous devrons nous montrer très disponibles, sans assommer nos partenaires de scénarios, de politiques, d'annonces et de stratégies. Ils nous demanderont d'être disponibles. Pour quoi faire ? Nous verrons, selon les cas. Nous avons de nombreux atouts.

Les Africains ne veulent pas d'un tête-à-tête avec la Chine. Aucun dirigeant africain, sauf quelques putschistes tenus par les Russes dans un moment de crise aiguë, ne veut se passer de la France. Quel que soit le degré d'excitation, plus ou moins fabriqué, des populations contre la France, nous avons énormément de cartes à jouer, pour peu que nous nous fassions un peu violence et que nous acceptions de nous écarter de notre approche traditionnelle, si difficile à corriger soit-elle. C'est une forme d'optimisme que je développe devant vous.

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