Intervention de Hubert Védrine

Réunion du mercredi 13 décembre 2023 à 11h00
Commission des affaires étrangères

Hubert Védrine, ancien secrétaire général de la présidence de la République, ancien ministre des affaires étrangères :

S'agissant de la Libye, la France est intervenue avec la Grande-Bretagne et avec le soutien de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN). La résolution 1973 du Conseil de sécurité de l'ONU visait à empêcher Kadhafi d'inonder Benghazi de « rivières de sang », selon les mots de son fils. Nous avons eu raison d'intervenir. Quant à l'engrenage ayant fait de l'opération une chasse à l'homme à l'issue de laquelle Kadhafi a été tué, mieux aurait valu l'éviter. Si contestable qu'ait été le rôle de Bernard-Henri Lévy, il ne faut pas l'exagérer les conséquences.

À partir de la haine de soi, de la repentance et de l'autoflagellation, nous ne bâtirons rien et sera de moins en moins pris au sérieux. Au demeurant, les Africains ne demandent rien de tel. En 2013, j'ai rédigé avec Lionel Zinsou, à la demande de MM. Hollande et Moscovici, un rapport sur la présence économique de la France en Afrique. Nous avons pris la mesure de son recul. Les Africains ne sont pas plus idiots que les autres. Ils utilisent les opportunités de la mondialisation. Une bonne quinzaine de puissances sont prêtes à investir et à développer des projets en Afrique, où nous perdons des parts de marché. Nous avons dressé la liste de ce que devaient faire les entreprises et les gouvernements français et africains.

Au sommet franco-africain où nous avons présenté notre rapport, quinze chefs d'État sont venus me dire le bonheur qu'ils ont eu à le lire en ces termes : « Nous en avons ras-le-bol de la France qui passe son temps à se lacérer sur son passé ! Cela ne nous intéresse pas et ne règle aucun de nos problèmes. Gardez cela pour vous. Si vous êtes prêts à rester, nous nous en réjouissons, car nous ne voulons pas d'un tête-à-tête avec les Chinois, mais vous n'êtes plus des privilégiés. Vous devez accepter d'être mis en concurrence. Être une entreprise française ne suffit pas à obtenir automatiquement la construction d'un pont ou d'un aéroport. ». Cela fait vingt ans que l'écart entre les convulsions sporadiques de la France au sujet de l'Afrique et ce que disent les dirigeants africains me frappe. La France n'est pas le seul pays ayant un héritage colonial mais c'est maintenant de l'Histoire.

Par ailleurs, rien ne justifie que notre présence en Afrique soit essentiellement militaire. Elle l'a été, à la demande des Africains. Cette époque s'achève. Dire « plus jamais » serait reconnaître que nous avons mal agi. Nous avons parfois été maladroits mais nous n'avons pas mal agi. À l'avenir, il faudra être très clairs sur le fait que nous n'interviendrons militairement en Afrique que ponctuellement, pour des durées précises et sur demande expresse au moins des organisations africaines, idéalement du Conseil de sécurité de l'ONU.

Tel était le cas de l'opération franco-africaine Turquoise, dont le retard de deux mois est imputable à un blocage des Américains au Conseil de sécurité. Nous avions un mandat limité, dans le temps et dans l'espace, et sommes intervenus après une demande humanitaire expresse et précise. Par ailleurs, il faut souhaiter que les Africains se dotent d'une force d'interposition et décident eux-mêmes de ses interventions.

Dans les autres domaines, l'influence française dispose d'un champ énorme où se déployer, dès lors que notre approche est moderne et pas péremptoire : en Afrique comme ailleurs, nous devons changer de ton. Sur les terrains économique, culturel et artistique, comme dans les domaines des échanges humains en général et des multiples coopérations qu'appellent les immenses chantiers de l'écologisation, les potentialités sont énormes.

Les trois ou quatre pays du Sahel que leurs gouvernements ont fait entrer dans un cycle russe pour nous rejeter n'y resteront pas car aucun de leurs problèmes ne s'en trouvera réglé. Soyons disponibles, ouverts tous azimuts et ne gardons la porte entrouverte à des interventions militaires, qu'à la demande expresse des Africains et dans des conditions très précises.

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