Je mène des travaux de recherche depuis bientôt vingt ans sur la télévision et ses publics, et j'anime aussi, depuis un peu plus d'un an, un réseau de chercheurs francophones international et pluridisciplinaire sur la télévision, « Télé\Visées ». Avec quelques collègues nous avons constitué ce réseau qui a pour but de mettre en relation les chercheurs qui travaillent sur la télévision et d'encourager la poursuite et le renforcement des recherches sur la télévision.
La constitution de ce réseau et l'engouement qui l'a accompagnée dit quelque chose, il me semble, sur la place de la télévision et de l'audiovisuel, plus largement, non seulement dans les recherches académiques, mais aussi dans la société. Ce réseau compte 140 chercheurs, qui représentent neuf disciplines universitaires, majoritairement les sciences de l'information et de la communication, dans dix-sept pays francophones. Parmi ces 140 membres, il y a de nombreux doctorants et jeunes chercheurs, ce qui montre que la télévision n'est pas un objet de recherche en perte de vitesse. Il a pu l'être au cours des années 2010, pendant lesquelles les nouveaux services et technologies numériques intriguaient, séduisaient et occupaient une part plus importante de l'intérêt académique. La place de la télévision dans notre société est interrogée de manière renouvelée et féconde par la réflexion académique. Cela répond en partie à l'une des questions que vous vous posez sur l'évolution des pratiques télévisuelles et de la TNT : il me semble qu'il ne s'agit pas seulement de se demander si les chaînes de la TNT doivent être rentables, mais de s'interroger sur le rôle social que ces chaînes jouent ou pourraient jouer dans la vie des individus.
Mon premier point concerne l'évolution des usages de la télévision, entre pérennité et déplacement. Les questions que vous nous posez portent sur l'évolution des usages de la télévision depuis le lancement de la TNT, en 2005, et depuis l'émergence des plateformes de streaming, dans les années 2010. Il me semble qu'il faut ajouter d'autres étapes dans cette histoire : je pense en particulier au développement des services de télévision de rattrapage ou replay et à l'installation des Smart TV, ces postes de télévision qui permettent d'être connecté à internet, qui se démocratise dans les foyers. En quelques années, non seulement les programmes de télévision ont pu être consommés en d'autres lieux et dans d'autres temporalités, mais le poste de télévision domestique a aussi donné accès à d'autres sources audiovisuelles. Ce double mouvement s'est accompagné d'une évolution des pratiques et des relations entre les publics et la télévision, au sens très large du terme.
Prenons, par exemple, les chiffres de la durée d'écoute individuelle quotidienne de la télévision, telle qu'elle est mesurée par Médiamétrie. En 2005, la durée d'écoute individuelle quotidienne est de 3h25 ; en 2012, de 3h50 ; en 2023, de 3h19. L'arrivée des chaînes de la TNT a entraîné une augmentation de la consommation, avant de diminuer, en lien avec la multiplication des offres audiovisuelles en ligne, pour rejoindre le niveau de consommation de la télévision d'avant la TNT. C'est bien le temps passé à regarder des chaînes de télévision, quel que soit l'écran, qui a tendance à diminuer. En revanche, ni le temps passé devant le poste de télévision ni les contacts avec les chaînes de télévision n'ont drastiquement diminué. Le poste de télévision est aujourd'hui utilisé pour visionner d'autres contenus audiovisuels, de manière complémentaire, et les individus sont en contact avec les contenus de chaînes de télévision par d'autres canaux et selon d'autres modalités – des visionnages par extraits, par exemple.
Qu'en est-il de la part d'audience des chaînes de la TNT ? Tout au long des années 2010, elle a augmenté. En 2010, l'ensemble des chaînes de la TNT représentait 19 % de parts d'audience ; en 2019, 30 %, chiffre auquel on stagne aujourd'hui. Il est à relativiser, dans la mesure où le nombre de chaînes de la TNT a lui-même augmenté, mais il est tout de même significatif. Il faut rappeler que, pour certaines catégories socioprofessionnelles, mais aussi à certains moments de la vie des individus, la télévision continue de jouer un rôle fondamental d'information, d'explication, de commentaire, de découverte du monde. Il est important de rappeler également que la télévision accompagne toujours le quotidien, qu'elle accompagne la socialisation, l'organisation domestique, en particulier pour les classes populaires, les personnes en situation d'inactivité ou de sédentarité, qu'elle soit temporaire ou durable. Les usages cérémoniels de la télévision sont encore très importants – les retransmissions sportives, par exemple. L'augmentation des scores d'audience pendant les épisodes de confinement sanitaire des années 2020 et 2021 est loin d'être anecdotique. Ce double mouvement de déplacement et de pérennité des usages de la télévision, s'illustre, par exemple, par les usages désynchronisés, qui existent aujourd'hui mais sont aussi à relativiser. Ils permettent aux individus d'adapter un horaire de consommation à leurs contraintes quotidiennes. Ces mêmes individus reconstruisent des logiques de rendez-vous télévisuels héritées des pratiques plus anciennes de la télévision, en horaires décalés.
Mon deuxième point concerne le rapport à l'information télévisuelle. Les études les plus récentes menées sur la consommation d'informations télévisées, que ce soit au sein du champ académique ou par des organismes privés, font consensus autour de deux résultats. Premier constat : l'appétence très forte pour l'information télévisuelle. La télévision linéaire reste le média dominant pour s'informer en France ; les journaux télévisés sont encore des rendez-vous incontournables d'information, parfois même intergénérationnels. La part d'audience annuelle des quatre chaînes d'information en continu ne cesse d'augmenter depuis quelques années : en 2021, 6,7 % ; en 2022, 7,5 % ; en 2023, 8,1 %. Il est vrai que, parmi ces quatre chaînes, l'augmentation n'est pas homogène : l'audience de CNews a un peu diminué l'année dernière et toutes n'obtiennent pas les mêmes scores. Deuxième constat : la diversité et la complexité des pratiques d'information audiovisuelle, qui passe par une différenciation socioprofessionnelle et socioculturelle, mais pas seulement.
Mon troisième point porte sur l'influence de la télévision, en lien avec la question de la régulation de l'audiovisuel. On assiste à un phénomène de brouillage des sources audiovisuelles de l'information, qui va de pair avec la multiplication des sources d'influence au sein de notre société. On a tendance à isoler l'influence de la télévision – et des médias plus généralement – des contextes de sociabilité dans lesquels elle se réalise, alors que l'opinion des individus se forme à partir d'un enchevêtrement de sources d'influence, directes et indirectes. Cela n'est pas nouveau. Les théoriciens de la communication travaillent depuis des décennies sur ces sujets : théorie de la communication à deux étages, effet d'agenda, spirale du silence, codage et décodage. Ce qui est nouveau ou, à tout le moins, a évolué, c'est le nombre et la diversité des sources d'influence. Si les sociabilités amicales, familiales et professionnelles ont toujours influencé la formation des opinions, elles le font aujourd'hui d'une manière plus intense, parce que les technologies numériques ont accru, facilité et diversifié les échanges conversationnels. On parle et on se voit à très longue distance, à tout moment. On a aussi accès à de plus en plus d'informations, formelles et informelles, dont on ne parvient pas toujours à identifier la source, qu'elle soit médiatique ou autre.
Une évolution des règles qui encadrent la représentation de la diversité et du pluralisme sur les écrans est sans doute nécessaire, sans oublier toutefois que la formation des opinions ne tient pas seulement à une représentation quantitative à l'écran, à ce qui est montré, mais bien aussi à la nature des idées qui circulent à un moment donné au sein de l'espace public et qui croisent ces représentations à l'écran.