J'enseigne également au sein du département des métiers du multimédia et de l'internet de l'institut universitaire de technologie (IUT) de Grenoble.
Je commencerai par évoquer brièvement la partie de mes recherches correspondant au sujet de votre commission d'enquête, en particulier les questions liées aux contenus. Pour répondre au questionnaire préparatoire reçu, je consacrerai deux autres parties à l'interdépendance des médias et des médias numériques dans la production de divertissement et d'information, et à l'homogénéisation des contenus.
La télévision française a été au centre de mes recherches dès ma thèse de doctorat, que j'ai consacrée à la manière dont les programmes de flux – tous les magazines, journaux télévisés, émissions de téléréalité ne relevant ni du documentaire ni de la fiction – étaient mis en musique, à partir des années 1950. J'ai plus particulièrement montré comment l'évolution de la mise en musique des programmes de flux témoignait de l'industrialisation de l'audiovisuel français et d'une création rationalisée. Pour cela, j'ai principalement analysé les contenus d'une centaine de programmes et interrogé des monteurs, chargés de mettre en musique la plupart de ces images.
Les résultats obtenus sur la production de sens du rapport image-son dans la télévision de flux ont été approfondis par la suite, et la réception de ces images musicalisées a fait l'objet d'une enquête supplémentaire portant notamment sur la manière dont le public appréhendait le rapport entre l'image et la musique, à partir du courrier des lecteurs depuis les années 1960 mais aussi de publications sur Twitter. Cette étude a révélé la permanence des pratiques des téléspectateurs dans leurs interactions avec les programmes de télévision. Depuis, mes objets se sont élargis à d'autres formes audiovisuelles, plus particulièrement la vidéo d'infodivertissement en ligne, produite par des médias comme Brut, Konbini, Néo ou Loopsider, et des productions vidéo hébergées et diffusées sur YouTube.
J'en arrive à mon deuxième point, sur l'interdépendance des médias et des médias en ligne dans la production du divertissement et de l'information. La télévision française évolue dans une production audiovisuelle qui ne cesse de croître depuis les années 2000, avec en particulier la création de YouTube en 2005 et la mise en place du service de vidéo à la demande de Netflix en 2007. Par la suite, une profusion d'acteurs se sont saisis de l'objet vidéo : des amateurs, les plateformes ou encore les réseaux sociaux numériques. Dès lors, les audiences se sont fragmentées pour se retrouver sur différents supports. Toutefois, malgré les discours sur la fin de la télévision, celle-ci reste un média fédérateur et regardé, comme l'ont montré les différents confinements et tous les grands événements sportifs rassemblant plusieurs millions de téléspectateurs.
Cette profusion de production audiovisuelle a aussi eu une incidence directe sur l'économie des chaînes de la télévision française, en particulier sur celles de la TNT. Depuis une quinzaine d'années, le marché publicitaire s'est dispersé et les chaînes ont dû se doter de stratégies d'extension, vers le web depuis les années 2000 puis vers les réseaux sociaux. On observe de la part des chaînes, en quête de visibilité et d'adaptation aux pratiques des téléspectateurs, une dissémination de leurs contenus télévisuels sur leur site, sur des plateformes ou sur les réseaux sociaux. Elles créent également une production vidéo spécifiquement destinée au web et aux réseaux sociaux pour se promouvoir et obtenir des audiences sur les réseaux sociaux – une pratique particulièrement utilisée pour les programmes de téléréalité.
D'un autre côté, la télévision se sert également des contenus produits par les médias numériques, en les discutant dans les émissions de débat ou talk-shows et les diffusant. Depuis 2009, Direct 8 propose ainsi des rubriques « vu sur le net » – notamment dans des émissions de Jean-Marc Morandini – ou des émissions de zapping ou de bêtisiers. La mobilisation de contenus se fait aussi en matière d'information. Depuis 2017, le média Brut a un partenariat avec France Télévisions, qui diffuse ses vidéos. Même si l'adaptation formelle des contenus d'un média à un autre peut poser question au regard de la réception, et malgré une audience assez faible, ce rapprochement concernant deux médias aux valeurs assez communes pourrait arriver à constituer une force d'opposition aux chaînes du groupe Canal+ et aux valeurs qui y sont diffusées en matière d'information.
J'en arrive à mon troisième point, sur l'homogénéisation des contenus. Depuis 2005, d'importantes transformations ont pu être constatées dans les programmes de la TNT et leur programmation. Si les programmes de stock, en particulier les fictions, sont toujours largement diffusés et rediffusés sur ces chaînes, les programmes de flux ont trouvé leur place au fil du temps. Les groupes et les chaînes produisent leurs propres programmes, en partie caractérisés par un développement de la téléréalité, mais une grande proportion de ces émissions est rediffusée, de jour en jour pour la téléréalité et de chaîne en chaîne dans le même groupe – Un dîner presque parfait est ainsi passé de M6 à W9 –, voire à différentes périodes de l'année sur une même chaîne. En résumé, on trouve sur des chaînes comme NRJ 12, TFX ou W9 une succession de rediffusions de fictions ou de programmes de flux, avec des inédits diffusés en fin de journée. J'ai également relevé dans mes travaux sur la téléréalité que les programmes de différentes chaînes peuvent aussi se ressembler.
L'une des questions préparatoires était de savoir en quoi la mise en scène musicale de l'information peut modifier la perception des images présentées comme étant la réalité. La téléréalité peut donner des pistes intéressantes de réponse. Traditionnellement, la forme sonore qui accompagne ce qui est présenté comme vrai est le silence. Dans les premières éditions de Loft Story, aucune musique n'accompagnait la bande-son du programme, dans une construction s'apparentant à celle des documentaires, voire des journaux télévisés. Au fil des années, avec la multiplication des programmes montés en postproduction et une scénarisation accrue de ce type de programme, on a commencé à musicaliser les bandes-son.
Dans le domaine de l'information, dans un JT ou sur les chaînes d'information, il est rare d'utiliser une musique pour accompagner un reportage d'actualité chaude. La musique est mobilisée pour évoquer un sujet assez léger, en fin de journal, ou pour des nouvelles en lien avec la culture ou le divertissement. La technique peut jouer un rôle en cas de direct ou de diffusion très proche du moment où l'action s'est déroulée, mais il n'y a pas ou peu de montage. Du point de vue de la réalisation, des procédés existent pour dramatiser l'information. Par exemple, de la musique ou une voix off donnera une couleur particulière à l'information, sans remplacer l'angle choisi par le journaliste pour la traiter et sans lien avec la « qualité » – mot qui figure dans le questionnaire mais qu'en tant que chercheure, je ne saurais juger – du programme.
Enfin, bien que la production de sens par l'image et le son puisse aider à faire entrer un téléspectateur dans un contexte particulier, il ne faut pas négliger la part active que celui-ci joue dans la réception des programmes – ce qu'ont montré les recherches en sciences humaines et sociales (SHS) depuis les années 1950. En 2018, lorsque l'assaillant de Strasbourg, Chérif Chekatt, a été abattu, BFM TV a couvert l'événement en direct et avec comme fond musical I Shot The Sheriff de Bob Marley. La vidéo a certes été reprise sur les réseaux sociaux, mais elle a surtout fait l'objet de commentaires indignés adressés à la chaîne par les téléspectateurs.
Je conclus sur le dernier point du questionnaire communiqué : faut-il plus de diversité dans l'offre de la TNT, et laisser une place à d'autres acteurs que ceux des quatre groupes majeurs ? Il ressort des analyses qu'alors que le nombre de chaînes a augmenté, les contenus tendent à s'homogénéiser. La programmation reste semblable, en particulier pour les chaînes de programmation généraliste ou de divertissement. Par conséquent, et sans qu'il faille occulter l'aspect de leur rentabilité, l'apparition de nouvelles chaînes permettrait peut-être de renouveler une offre qui s'érode. Cela pourrait aussi passer par la reformulation des obligations des chaînes dans les conventions, en revenant sur la notion de programmation généraliste, sans doute trop large pour certaines ; en imposant des quotas de rediffusion plus restrictifs afin d'assurer davantage de nouveauté dans la diffusion de programmes ; en imposant, notamment aux chaînes d'information, de veiller à ce que l'information ne se transforme pas en opinion.