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Intervention de Éric Darras

Réunion du jeudi 11 janvier 2024 à 9h00
Commission d'enquête sur l'attribution, le contenu et le contrôle des autorisations de services de télévision à caractère national sur la télévision numérique terrestre

Éric Darras, directeur de l'Institut d'études politiques de Toulouse, professeur agrégé des universités en science politique :

Dire la vérité, pour un chercheur en sciences sociales, cela n'a rien d'évident, et encore moins si l'on fait de la recherche fondamentale. Le manifeste de Max Weber, Le Savant et le politique, est certes un peu daté mais le principe de l'autonomie de la recherche universitaire – elle-même consubstantielle à la démocratie – reste. S'il est important d'avoir ce genre de rencontre, les limites de ce que nous pouvons apporter doivent être posées : les questions que nous nous posons sont rarement celles de l'actualité ; notre rôle, en tant que chercheurs universitaires, est d'essayer de mieux comprendre le réel et de donner les explications les plus réalistes possible des phénomènes relevant des sciences sociales et politiques. Cela suppose de rester très autonomes et de se situer hors du champ des puissances économiques et des pouvoirs politiques. En même temps, Max Weber lui-même le rappelle, si notre seul but est de faire progresser la connaissance, notre devoir est aussi de dire la vérité au pouvoir.

Les questions qui nous ont été transmises m'ont renvoyé à quelques travaux de référence – peut-être vous seront-ils utiles : l'actualisation des travaux de politique comparée de Charles Tilly sur les processus de démocratisation, et le classique Comparing Media Systems de Daniel C. Hallin et Paolo Mancini, qui distingue trois types de systèmes médiatiques, renvoyant à trois types de démocraties libérales. Notamment, s'il existe un socle commun aux démocraties libérales, il y a des manières de faire démocratie et d'aménager le conflit politique à partir de dispositifs et d'institutions qui s'organisent différemment.

Le modèle social-démocrate pose une gestion contractuelle des rapports de force entre le public et le privé. Il caractérise les pays scandinaves, qui ont instauré une redevance très élevée, avec une importance des aides directes et indirectes à la presse, une protection juridique de l'autonomie des journalistes plus forte qu'ailleurs, des règles déontologiques strictes, une représentativité sociale plus large des politiques comme des journalistes, un service public audiovisuel puissant – ne serait-ce qu'en termes d'audience –, une participation électorale diminuant moins qu'ailleurs et un champ politique relativement ouvert.

Le deuxième modèle démocratique est celui que Daniel C. Hallin et Paolo Mancini ont qualifié de plus conflictuel, ou polarisé, celui des pays méditerranéens issus des dictatures : il a engendré des dispositifs démocratiques polarisés, avec la persistance d'un fort parallélisme entre les systèmes politiques et le système médiatique, un fort journalisme d'opinion et un rôle important des syndicats.

Au cours des deux dernières décennies, ce modèle s'est fortement rapproché du troisième, celui de la démocratie de marché, dont les États-Unis restent l'exemple typique. Celui-ci ne comporte pas de véritable service public audiovisuel et connaît une très forte dérégulation dans certains secteurs, une politique pénale très répressive et un fort pouvoir des juges, une publicité politique autorisée dans les médias audiovisuels et une bipolarisation politique.

Nous n'avons jamais su comment classer la France au sein de cette trilogie, car elle emprunte un peu aux trois modèles. D'après l'actualisation du classique Comparing Media Systems, une partition s'opère surtout entre le modèle scandinave, social-démocrate et contractualiste, et le modèle de marché. Pour des raisons que nous connaissons tous, la dérégulation s'opère, imposée par les multinationales américaines, mais aussi par d'autres acteurs, tels que TikTok.

La question des effets sur les cerveaux des citoyens qui nous a été posée est extrêmement débattue. Tous les travaux empiriques sérieux publiés dans les revues scientifiques s'accordent pour conclure avec le paradigme dominant, posé par Paul Lazarsfeld, des effets limités et indirects, mais actualisé par des effets que j'appelle d'agenda et de cadrage, issus des travaux de Shanto Iyengar sur l'imputation de responsabilité. Pour aller vite, les sujets de discussion ordinaires des citoyens proviennent des médias audiovisuels, même si leur contenu est revisité selon le vécu et les connaissances de chacun. La grande conclusion – toujours d'actualité – est celle du renforcement des prédispositions individuelles. Pour l'essentiel, les effets sont donc limités.

Néanmoins, de plus en plus de travaux montrent que ce type d'effet peut lui-même être considéré comme très important, puisqu'il joue dans le sens de la conservation des prédispositions et entretient des préjugés. La nouvelle économie, la dérégulation contribuent à la présence de médias de plus en plus interdépendants, en réalité dépendants des plateformes numériques dominantes, donc de quelques multinationales. Les audiences étant davantage optimisées par l'intelligence artificielle, se créent toujours plus de bulles de radicalisation et de renforcement des préjugés.

Cela renvoie à un grand classique de la sociologie politique : la comparaison faite par les époux Gladys Engel Lang et Kurt Lang entre l'affaire Dreyfus et le Watergate. Pendant l'affaire Dreyfus, les citoyens se renseignaient par leurs propres journaux d'information, la presse étant d'opinion. Au moment du Watergate, grâce à la concentration des agences de presse, au réseau de radio-télévision, du Pacifique à l'Atlantique, aux grands quotidiens nationaux d'information de politique générale, tous les citoyens états-uniens se faisaient une opinion à partir des mêmes informations. Nous assistons actuellement à un retour de ces bulles de construction d'opinions publiques archipellisées et polarisées.

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