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Intervention de François Jost

Réunion du jeudi 14 décembre 2023 à 14h00
Commission d'enquête sur l'attribution, le contenu et le contrôle des autorisations de services de télévision à caractère national sur la télévision numérique terrestre

François Jost, professeur émérite en sciences de l'information et de la communication à l'université Sorbonne-Nouvelle, sémiologue :

Je préférerais débattre avec vous plutôt qu'asséner un cours. Par ailleurs, cela fait quarante ans que je travaille sur la télévision – j'ai fait le premier cours en la matière à la Sorbonne-Nouvelle en 1982 : je ne vous raconterai pas toutes les recherches que j'ai faites, parce que cela prendrait du temps et que ce n'est pas très intéressant en tant que tel. J'aimerais néanmoins vous exposer la façon dont on doit, selon moi, considérer la télévision aujourd'hui.

Je rencontre deux attitudes lors des conférences que je fais à ce sujet. La première est l'assentiment : vous critiquez le journal télévisé, vous montrez comment il peut être idéologique et des gens vous disent aussitôt que vous avez bien raison, qu'ils sont tous pourris, que ce sont des salopards, etc. Quand vous travaillez sérieusement, pour votre part, sur les messages, vous regrettez cette attitude. La deuxième est le rejet, qui vient en général du milieu professionnel. Si vous dites que les journaux vont trop vite sur telle ou telle nouvelle ou qu'ils font trop de micros-trottoirs, on vous répond que vous n'êtes pas sur le terrain et qu'on fait son métier.

J'ai écrit un livre intitulé Médias : sortir de la haine ? Il faut réussir à le faire. Je ferai, à cet égard, une différence entre la méfiance et la défiance. La méfiance, selon Littré, consiste à ne pas se fier du tout ; la défiance consiste, en revanche, à se fier avec précaution. Il faut remplacer la méfiance par la défiance. Il est tout à fait normal de s'interroger sur la manière dont l'information se fabrique ou sur les raisons pour lesquelles telle ou telle information enfle tout d'un coup, mais on doit ensuite arriver à en tirer des leçons.

De quoi parle-t-on aujourd'hui quand on évoque la télévision ? L'expression « regarder la télévision » devient de moins en moins claire. On peut très bien regarder un programme sur son téléviseur, mais également suivre sur son ordinateur, sa tablette ou son smartphone les programmes diffusés par une chaîne. Les fournisseurs d'accès à internet deviennent des chaînes de télévision, et celles-ci profitent d'internet pour étendre leur audience grâce à la télévision de rattrapage ou replay.

Savoir ce qu'une nouvelle technologie change pour un média ancien n'est pas simple. D'une part, les effets ne sont pas forcément visibles. D'autre part, les potentialités offertes ne sont pas toujours celles qui rencontrent du succès auprès des usagers. On dit, par exemple, que les usagers peuvent regarder 300 chaînes, ou 250, mais dans les faits on en regarde dix. Raisonner sur la base des possibilités n'est pas très intéressant.

L'une des erreurs épistémologiques souvent commises consiste, par ailleurs, à penser que les mutations que nous observons dans les médias sont définitives.

On a opposé, par exemple, la logique télévisuelle à celle des plateformes en pensant que pour ces dernières, c'était « quand je veux, où je veux et comme je veux ». Cela reste possible, mais on voit que beaucoup de plateformes se télévisualisent, si je puis dire, c'est-à-dire qu'elles adoptent un fonctionnement télévisuel. Dans un premier temps, les plateformes facilitaient le binge watching – regarder à la suite beaucoup d'épisodes d'une saison d'une série, voire tous –, mais elles sont désormais beaucoup plus parcimonieuses : elles diffusent les épisodes deux par deux, une semaine après l'autre, c'est-à-dire qu'elles adoptent la logique originelle du feuilleton, qui est d'avoir à attendre avant de consommer. Ce procédé de fidélisation emprunté à la télévision est de plus en plus utilisé par les plateformes. Les chaînes de télévision empruntent, par ailleurs, aux plateformes en donnant accès à des programmes complets sur leur propre plateforme – je pense notamment à Arte, qui le fait beaucoup.

Une autre différence qui est en train de s'estomper très fortement concerne le direct. On a longtemps pu dire que la différence entre les plateformes et la télévision était que les premières ne faisaient pas du direct, contrairement, très souvent, à la télévision. Or une plateforme comme Prime Video a diffusé du direct lors des derniers tournois de Roland-Garros.

Si ces changements ne sont pas la fin de l'histoire, et si nos certitudes sont sans cesse remises en cause par les développements technologiques, une chose est sûre : nous n'en avons pas fini avec la télévision, au sens étymologique de vision à distance. Ce qui est remarquable, en effet, c'est qu'elle est partout.

Que devient le spectateur dans tout cela ? Il aspire depuis des années à la liberté. Les « grilles », comme on dit, l'emprisonnent un peu. Sa liberté n'est pas une conquête du numérique : elle est bien antérieure, puisqu'on essayait déjà d'enregistrer et de jouer avec la télécommande – on a maintenant le replay. Toutes les inventions technologiques, tous les progrès sont précédés d'un imaginaire qui les rend possibles. C'est sur cette base que se construisent les nouveautés de la télévision.

La télévision des premiers temps, celle qui a été lancée après la guerre et qui était animée par d'anciens résistants, avait comme souci de renforcer le lien social. On faisait, par exemple, des émissions sur les agriculteurs pour montrer aux Français les difficultés qui se posaient pour les nourrir. Cela n'existe plus tellement. Néanmoins, un grand changement s'est produit. Des études de l'Arcom avaient montré, il y a encore deux ans, que certaines professions n'étaient jamais visibles dans le journal télévisé, contrairement aux cadres supérieurs, qui ne représentent pourtant qu'un petit pourcentage de la population par rapport aux infirmières ou aux éboueurs. J'ai l'impression, pour avoir étudié cette question, qu'il existe une prise de conscience depuis les gilets jaunes : on voit des émissions qui n'existaient pas du tout auparavant, au sujet des agriculteurs, des ouvriers, des soignants, etc. Quelque chose est en train de bouger.

Autre idée reçue, on parle souvent de la fin de la télévision. Or on s'aperçoit, à la lecture des travaux de certains sociologues, que la télévision n'a rien perdu de son influence dans les classes populaires. Très souvent, on raisonne un peu depuis Paris et entre soi – il faut faire attention à cette manière de voir les choses.

Ensuite, au lieu de séparer, comme on le dit souvent – parce qu'on est derrière son écran –, la télévision rapproche, grâce aux live tweets (tweets en direct), qui permettent de satisfaire une aspiration bien antérieure à la télévision, qui est celle du bavardage : on a ainsi la possibilité de parler d'un programme.

Si ces rappels me paraissent importants, c'est parce qu'ils conditionnent, notamment, la programmation et que c'est en ayant ces éléments en tête qu'il faut se demander comment les chaînes de la TNT se distinguent des grandes chaînes historiques. Là encore, ce sont souvent les grands groupes qui apportent des réponses.

Puisqu'on m'a demandé hier de résumer mes travaux pour être utile à la commission, même si ce serait plutôt à vous de me dire ce qui serait utile, je vais résumer en quelques mots les grands chantiers qui me paraissent intéressants et ceux sur lesquels j'ai moi-même travaillé.

Mon travail est sémiologique. C'est un mot qu'on peut maintenant utiliser dans les médias sans avoir à préciser ce qu'il veut dire, mais je rappelle tout de même que cela consiste surtout à travailler sur les programmes tout en s'intéressant au contexte. On peut trouver, lorsqu'on analyse les émissions, notamment les séries, des symptômes de changements dans la société bien avant qu'ils ne se manifestent ailleurs d'une façon très visible.

J'ai ainsi montré dans mon livre Les nouveaux méchants : quand les séries américaines font bouger les lignes du bien et du mal, termes dont il existe, bien sûr, plusieurs définitions, que si les méchants, les criminels, apparaissaient d'une façon aussi nouvelle et insistante sur les écrans, c'était souvent en raison d'une défiance à l'égard des institutions. On peut lire dans Breaking Bad ou dans Dexter cette défiance et la volonté de remplacer soi-même les institutions, sans passer la médiation de la loi. C'est une réalité qui peut sembler inquiétante, mais qu'il est en tout cas intéressant d'étudier.

Il convient également de réfléchir aux obligations des chaînes et aux genres audiovisuels. J'ai beaucoup travaillé sur cette dernière question. J'ai ainsi montré qu'il n'y avait pas de genre intangible et que c'était un lieu d'affrontement entre différents acteurs de la télévision. Les genres ont été utilisés, à un moment, pour la redistribution de la redevance, et ils continuent à l'être par l'Arcom pour regarder si les obligations des chaînes sont remplies, ainsi que par les magazines de télévision, qui classent les émissions. Par ailleurs, ils correspondent à des attentes des spectateurs.

Je prendrai l'exemple de Popstars, même s'il est un peu ancien – je n'en ai pas trouvé de meilleur. Ce programme, qui visait à former un groupe de jeunes chanteurs, était destiné à un public également jeune à qui on présentait la chose comme un divertissement. Or c'était déclaré au Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) comme un feuilleton documentaire, ce qui permettait aux producteurs de toucher des subsides importants au titre des documentaires, pour une émission qui, il faut bien le dire, n'avait rien de tel. Il est donc fondamental de réfléchir à la façon dont on utilise les indicateurs.

Il en est de même pour un mot qui fait sursauter les gens de la télévision que je rencontre, qui est celui de la qualité. On me répond en général que c'est une notion qui ne veut rien dire et on me demande si on parle aussi de la qualité des livres. Or c'est effectivement le cas… La notion de qualité a été introduite en 1974, après l'éclatement de l'Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF), parce qu'on redoutait que le produit de la redevance soit distribué d'une façon injuste et que les chaînes essaient de faire plus d'audience pour avoir plus d'argent. Un indicateur de qualité est donc venu tempérer la répartition de la redevance. La question ne se pose plus dans ces termes, mais vous m'avez demandé, dans le questionnaire qui m'a été adressé, si la qualité des programmes avait changé. On n'en sait rien si on ne travaille pas sur la notion de qualité : il faut la reprendre.

Cela me conduit à la question de la téléréalité, sur laquelle j'ai beaucoup travaillé – j'ai dû y consacrer trois ou quatre livres – et à une préoccupation constante, qui est celle de l'éthique, que j'articule avec la démarche sémiologique. Je vais prendre, pour l'expliquer, un exemple très simple, celui du petit Syrien prénommé Aylan qui a été retrouvé noyé sur une plage. Comment parle-t-on d'un événement tel que celui-ci ? Beaucoup de gens pensent qu'il faut, pour informer, montrer. Sur certaines images, empreintes d'une sorte d'affectivité, on voyait un gendarme tenant l'enfant dans ses bras. Une autre image montrait un gendarme qui prenait des notes dans un carnet en regardant l'enfant, ce qui était plus froid. Par ailleurs, on a montré l'enfant d'une façon très proche ou au contraire d'une façon très éloignée, voire floutée. Tout cela n'est pas du tout équivalent : la description sémiologique de l'événement a des retentissements éthiques très différents. J'ai traité la question dans un livre intitulé Pour une éthique des médias. Il faudrait interroger l'Arcom sur sa conception en la matière. J'en ai relevé plusieurs, qui correspondent à des éthiques différentes. Or l'une va s'imposer lorsqu'on prend des décisions. Je pourrai y revenir si vous le souhaitez.

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