Je vais essayer de recentrer le sujet, parce qu'il me semble que cette commission d'enquête porte sur l'attribution, le contenu et le contrôle des autorisations de la TNT, et notamment de la TNT gratuite. Je vais reprendre la trame de votre questionnaire, sans répondre à tous ses points car il me faudrait environ douze heures pour cela.
Il est évident que les usages télévisuels ont tous profondément changé. On assiste depuis quarante-cinq ans à une explosion de l'offre télévisuelle, radiophonique et numérique. Je suis d'accord avec Sophie Jehel : il faut effectivement parler de convergence sur les écrans, mais pas seulement. On pourrait aller plus loin en considérant les industries culturelles – je m'honore d'avoir organisé le premier colloque sur l'histoire des industries culturelles aux XIXe et XXe siècles. C'était en 2001 et internet émergeait. Il faudrait refaire cet exercice. Comme Roch-Olivier Maistre a dû vous le dire ce matin, on compte désormais plus de 300 chaînes de télévision. Je ne vais pas insister sur tous ces points.
Je souhaite aborder les problèmes économiques, puisque je suis historien économiste d'abord et avant tout.
Le modèle des chaînes gratuites de la TNT ne peut pas exister en dehors des groupes. Il faut être clair. C'est ainsi : avec au plus 3 % d'audience, vous ne drainez pas suffisamment de publicité pour financer une chaîne de télévision gratuite. Je peux vous fournir des chiffres, puisque j'ai un peu travaillé pour vous. On ne peut malheureusement pas le démontrer pour tous les groupes, parce que TF1 et M6 englobent leurs chaînes principales et sont donc évidemment bénéficiaires. Mais on peut détailler les chiffres d'affaires et les résultats des différentes entités pour les groupes Altice et Canal+.
Le groupe BFMTV-RMC est un peu bénéficiaire depuis deux ans seulement, grâce aux synergies avec la radio RMC.
Le groupe Canal+ comprend trois chaînes gratuites, dont deux, C8 et CNews, sont particulièrement connues – et sans doute à l'origine de la création de cette commission d'enquête. CStar n'a que 1 % d'audience, mais elle ne coûte pas bien cher. En 2022, dernière année pour laquelle les données sont disponibles, le chiffre d'affaires cumulé de ces trois chaînes a représenté 157 millions et leur résultat net est négatif à hauteur de 48 millions d'euros – c'est-à-dire que le déficit atteint un tiers du chiffre d'affaires. C'était encore pire auparavant, avec un déficit de 58 millions d'euros en 2021et de 68 millions en 2020. Cela s'améliore petit à petit, mais le groupe perd beaucoup d'argent et depuis longtemps. Ce n'est pas grave puisque c'est Canal+ qui paye. Sans les chaînes gratuites, ce groupe aurait un résultat net supérieur à 600 millions. À cause de ces chaînes, son bénéfice est d'un peu moins de 550 millions. Cette perte de 50 millions remonte à Vivendi puis à Bolloré, puisque Vincent Bolloré est propriétaire de cet ensemble – ce qui nous amènera peut-être ensuite à aborder les problèmes de contrôle économique, et pas seulement économique.
La chaîne la plus déficitaire depuis 2020 est C8, parce qu'elle a signé un contrat avec un présentateur qui est en même temps producteur, qui fait 567 heures d'antenne par an et dont les initiales sont C. H. – peut-être le connaissez-vous. Il est responsable – si l'on peut dire… – des deux tiers du déficit de l'ensemble des trois chaînes gratuites de Canal+.
Toutes ces informations sont disponibles pour peu l'on se donne la peine de chercher. Comme disait le général de Gaulle : « Des chercheurs qui cherchent, on en trouve ; des chercheurs qui trouvent, on en cherche. » Les chercheurs trouvent parfois.
CNews est un peu moins déficitaire et CStar est la moins déficitaire, mais elle a le plus petit budget parce qu'elle fait du rien du tout. Puisqu'ils l'ont, ils la gardent.
Pour tout ce qui est information ou ce qui a rapport avec l'information, le groupe Vivendi-Canal+-Bolloré – vous prenez dans le sens que vous voulez – est un grand spécialiste du déficit. L'absorption du groupe Lagardère va en effet rapporter beaucoup d'argent grâce à Hachette – près de 3 milliards de chiffre d'affaires et un résultat net de plus de 200 millions –, à Lagardère Travel Retail – plus de 4 milliards de chiffre d'affaires et plus de 200 millions de résultat net – et, enfin, à Lagardère News, qui regroupe les trois radios – dont au premier chef Europe 1 –, Le Journal du dimanche et Paris Match. Le chiffre d'affaires de Lagardère News s'élève à un peu plus de 100 millions et son déficit à 50 millions.
L'ensemble d'information du groupe Vivendi – puisque tout le reste relève du secteur du divertissement – fait un peu plus de 200 millions de chiffre d'affaires et un peu plus de 100 millions de déficit.
Ce qui veut dire que ce n'est pas un problème économique ou de concentration économique. C'est un problème de prise en main idéologique. Un actionnaire ordinaire aurait fermé depuis longtemps ces puits sans fond. Mais peut-être ne sont-ils pas sans fond d'un point de vue idéologique et qu'ils permettent de favoriser une certaine idéologie. Je ne sais pas exactement quel est le but de l'actionnaire principal. Je l'ai rencontré une fois mais, malheureusement, comme nous sommes tous deux bretons et têtus, nous n'avons pas vraiment pu dialoguer. J'en suis désolé.
En 2016, quand M. Vincent Bolloré a mis de l'ordre à sa manière dans la chaîne iTélé pour la transformer en CNews, j'étais membre du comité d'éthique de iTélé et j'en ai démissionné. Ma façon de faire ne lui a peut-être pas beaucoup plus. Voilà.
Le renouvellement des autorisations interviendra en 2025. Évidemment, on se dit : « Chouette ! L'Arcom va pouvoir ne pas renouveler les autorisations de C8 et CNews ! » C'est un jeu de poker menteur et, à ce jeu, le groupe Bolloré et Vincent Bolloré – s'il est encore de ce monde en 2025 – sont un peu plus forts que la plupart des représentants de la nation et de l'Arcom réunis.
Personne ne l'a vu venir quand il a soumissionné en 2005 pour avoir Direct 8. On la lui a donnée gratuitement, ça ne lui a rien coûté du tout. Il a investi un petit peu d'argent, mais pas beaucoup. Ensuite il a racheté Virgin 17 à Lagardère pour 70 millions en 2010. Il avait donc un petit groupe de deux chaînes, qu'il avait achetées pour 100 millions. Après quoi il a acquis la troisième.
Il faut bien comprendre qu'aucune des chaînes gratuites de la TNT n'est rentable. Aucune.
Si L'Équipe va le devenir, c'est parce qu'elle bénéficie du soutien massif du groupe Amaury et du journal L'Équipe. Il y a une synergie extrêmement importante entre le journal, le site internet et la chaîne de télévision – avec en plus le groupe Amaury Sport Organisation qui soutient tout cela à bout de bras et qui fait d'énormes bénéfices grâce au Tour de France, au Paris-Dakar et autres bidules du même genre. L'Équipe n'est pas encore bénéficiaire, mais elle peut le devenir au sein de ce groupe, où elle a un rôle à jouer. Ils ont bien joué. La famille Amaury est une autre famille, plus intelligente – mais elle s'est débarrassée du journal Le Parisien, qui perdait de l'argent.
Va-t-on pouvoir, chouette, se débarrasser du problème ? Non, parce que les autorisations arrivent à échéance en janvier 2025 pour C8 et CNews et en décembre 2025 pour Canal+, c'est-à-dire pour la diffusion en clair sur la chaîne n° 4. Bolloré joue une partie de poker, menteur ou non – il semblerait qu'on puisse voir ses cartes –, ou une double partie : il dit que s'il n'y a pas de renouvellement des autorisations pour C8 et CNews, il ne demandera pas celui pour la 4. Il considère, en effet, que les plages en clair n'attirent aucun client, que ce n'est pas avec cela qu'il fera du business et qu'un non-renouvellement ne serait donc pas grave. Cela risque de causer une déflagration à l'Arcom. Comment s'en sortira-t-elle ? Je n'en sais trop rien : théoriquement, elle a toute une série de possibilités, mais qui accepterait de racheter la fréquence si cette autorisation était supprimée ?
Le problème fondamental est celui de l'indépendance du groupe d'information. Je ne parle pas de Canal+, car il n'y a rien de ce côté – seulement des films, des séries, etc. Par ailleurs, Canal+ a financé des films tels que Billy Elliot, qui n'est quand même pas d'extrême droite. En matière d'information, en revanche, il y a une dépendance directe vis-à-vis de l'actionnaire, ce qui pose évidemment un grave problème.
Je ne parlerai pas des règles déontologiques, car je crois que vous auditionnez la semaine prochaine la présidente du Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM), qui m'a succédé dans cette fonction. J'ai seulement une petite réserve qui concerne la représentation de la diversité de la société française sur les écrans, l'intérêt des programmes et l'application de la loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias dite « loi Bloche » : il ne faut quand même pas oublier que la liberté d'expression est un droit fondamental dans une démocratie et que, contrairement à ce qu'on croit en général, il existe un très grand pluralisme en France.
Peut-on, néanmoins, tolérer des chaînes d'opinion ? That is the question. On tolère bien des radios d'opinion, comme Radio Courtoisie ou Radio Libertaire. Vous me direz que la bande passante est beaucoup plus large, mais il y a tout de même 300 chaînes de télévision conventionnées en France, dont trente gratuites. Ne peut-on pas laisser une liberté éditoriale ? Je ne milite pas, vous l'avez bien compris, pour qu'on laisse les mains libres à Canal+ et à sa hiérarchie, mais il faut s'interroger, comme je l'ai fait dans ma contribution aux états généraux de l'information, en tant que chercheur. Peut-on ou doit-on interdire les chaînes d'opinion en France ? C'est à la représentation nationale de régler cette question et je ne m'en mêlerai donc pas.