Je suis très honorée d'être auditionnée dans le cadre d'une commission d'enquête de l'Assemblée nationale qui porte sur le contrôle des chaînes de télévision. Je perçois cet appel à des enseignants chercheurs comme un signe très encourageant. À un moment où la place de la recherche publique indépendante – mais qui dialogue néanmoins avec les acteurs sociaux et les pouvoirs publics – doit être réaffirmée. Je suis sensible en particulier à votre intérêt pour l'apport des recherches en sciences humaines et sociales et, à propos des médias, aux sciences de l'information et de la communication.
Je suis professeure en sciences de l'information et de la communication à Paris 8, chercheure au laboratoire Centre d'études sur les médias, les technologies et l'internationalisation (Cemti) et chercheure associée au Centre d'analyse et de recherche interdisciplinaire sur les médias (Carism).
Je travaille depuis vingt ans sur les pratiques médiatiques des jeunes, des adolescents et des enfants. Je suis également enseignante à l'université et je travaille donc aussi sur ces pratiques avec des étudiants de 20 à 24 ans, en licence et en master. J'accompagne aussi des doctorants. Je travaille sur les questions déontologiques en faisant des études de contenu de certaines émissions. Je me suis aussi penchée sur le contenu et la réception d'émissions de téléréalité ainsi que sur la qualité des débats télévisuels en réalisant des sondages précis sur le traitement de l'information dans telle émission ou tel débat, notamment pendant la crise sanitaire.
Les méthodes de travail sont variées en sciences sociales. Grâce à l'engagement de la région Normandie et aux centres d'entraînement aux méthodes d'éducation active (Cemea) – qui sont un mouvement d'éducation populaire – je travaille dans le cadre d'un observatoire des pratiques numériques des adolescents entre 15 et 17 ans. Selon les années, nous récoltons entre 4 000 et 10 000 réponses à un ensemble de 80 questions. Les rapports sont publiés sur le site Éducation aux écrans, lequel est géré par le réseau de création et d'accompagnement pédagogiques Canopé – une institution publique de création de ressources pour les enseignants.
J'ai aussi réalisé de nombreux entretiens avec des adolescents. C'est une autre technique, qualitative. Ce fut récemment le cas dans le cadre d'un projet sur la protection de la vie privée sur les plateformes numériques, soutenu par la Défenseure des droits et l'Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire (Injep). J'ai mené de nombreuses autres recherches, dont notamment une étude sur la réception des images sexuelles violentes et haineuses par les adolescents – soutenue par la mission de recherche Droit et Justice et par des associations éducatives.
J'ai aussi une expérience de la régulation de l'audiovisuel, ayant travaillé pendant quinze ans, jusqu'en 2006, au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) sur les questions de protection des mineurs et de déontologie des programmes. J'ai aussi présidé pendant trois ans le comité sur l'indépendance et l'honnêteté de l'information à France Télévisions. Je suis membre du Conseil de déontologie journalistique et de médiation, après avoir suivi les travaux de l'Observatoire de la déontologie de l'information (ODI), fondé par Patrick Eveno.
Depuis 2006, je conduis des recherches indépendantes à l'université.
J'avancerai quatre idées par rapport aux questions qui vous préoccupent.
La première idée, c'est qu'il me semble nécessaire – ce qui ne veut pas dire facile –de penser l'audiovisuel et les plateformes numériques comme des écosystèmes différents mais interdépendants. Le système audiovisuel français est de plus en plus interdépendant avec les grandes plateformes numériques. Les chaînes de télévision, qu'elles soient historiques ou nouvelles – dites de complément –, utilisent désormais de manière toujours plus intense les plateformes de réseaux sociaux numériques et d'hébergement, comme YouTube. Les comptes de ces chaînes et de leurs émissions sont aussi parmi les plus visibles. Le web lui-même a changé et l'on voit que s'y exercent de plus en plus des logiques de concentration de la visibilité et de concentration autour de la logique de marque des plateformes numériques publicitaires.
Mme Laurence Leveneur, chercheure associée à l'Institut national de l'audiovisuel (INA), a travaillé sur la manière avec laquelle les chaînes de télévision – TF1, M6 mais aussi France 2 – se sont progressivement tournées vers une communication de plus en plus intense sur des espaces qu'elles ne maîtrisent pas, dont elles ne sont ni propriétaires ni locataires, mais seulement usagères.
Cela peut avoir des effets positifs sur l'audience et la fidélisation, en particulier pour les chaînes commerciales, mais aussi pour le renouvellement des spectateurs des chaînes publiques. Les chaînes commerciales, notamment celles dites de complément, ont saisi plus rapidement cette opportunité de valoriser leurs contenus sur les réseaux sociaux.
Cela peut aussi avoir des effets de contagion des logiques dérégulées des plateformes numériques, puisqu'elles ne sont pas soumises aux mêmes règles en matière de pluralisme ou de lutte contre les discours de haine. Cela a été montré par nombre de travaux de chercheurs, comme par exemple ceux d'Alan Ouakrat sur la contagion des discours polémiques, voire populistes ou haineux, qui peuvent être repris sur les chaînes de télévision. Cela constitue une forme de complicité liée avant tout à des stratégies commerciales, mais aussi à des stratégies idéologiques.
J'ai moi-même travaillé de près sur les commentaires et les stratégies de publication sur les réseaux sociaux d'une émission comme « Touche pas à mon poste ! » (TPMP), en particulier en 2017. Je me demandais comment réagissaient les publics vis-à-vis des séquences sexistes ou homophobes qui pouvaient être diffusées dans cette émission.
Pour les chaînes commerciales, les réseaux sociaux numériques sont d'abord un outil de fidélisation. Mais, du fait de leur importance, et justement de l'effet de d'aubaine qu'ils représentent pour les chaînes de télévision, ils ont aussi pour conséquence d'inciter aux formulations caricaturales et aux raccourcis idéologiques et populistes. Car ce sont ces séquences qui auront une forte visibilité sur les réseaux sociaux numériques en raison de l'interdépendance et de ce que nous savons du fonctionnement des algorithmes des plateformes – là aussi pour des raisons avant tout commerciales. Mais ces raisons peuvent être également être idéologiques, comme en témoigne la résistance manifestée face à la lutte contre les effets de caisse de résonance de ces raccourcis idéologiques populistes, voire haineux.
Le recours aux réseaux sociaux numériques par les chaînes privées favorise donc des formes de participation des publics qui sont très réductrices, telles que le nombre de « like » et d'émojis ou encore la réalisation de pseudo-sondages.
Certaines chaînes de télévision prises par la course à l'audience et la recherche de recettes publicitaires – et notamment les petites chaînes ou celles d'information qui n'ont pas une grande audience, mais aussi des émissions comme TPMP – peuvent ainsi alimenter la haine sur les réseaux sociaux numériques en favorisant des propos caricaturaux ou des débats mettant en scène des oppositions extrêmes. Cela peut avoir un effet de contagion. Si le phénomène n'est pas nouveau, il prend une ampleur qui finit par poser problème du fait de la mobilisation des publics sur les réseaux sociaux numériques.
Il faut quand même dire que la recherche nous apprend que ces réseaux sont aussi des espaces où existe une forme de pluralisme que l'on ne trouve pas forcément dans les émissions télévisées qui sont commentées. C'est d'ailleurs ce sur quoi je fais travailler chaque année mes étudiants, et cela peut concerner toutes les chaînes et toutes les émissions. On trouve cette forme de pluralisme sur Twitter davantage que sur YouTube. Malheureusement, ce pluralisme prend souvent des formes polémiques, voire parfois violentes.
La deuxième idée que je voudrais développer, c'est l'importance de la télévision.
Vous vous penchez sur la régulation de l'audiovisuel et vous vous demandez peut-être quelle est désormais la place de la télévision, alors que les réseaux sociaux numériques sont devenus l'un des premiers moyens d'accès à l'information pour les Français. Eh bien la télévision n'a pas perdu son importance ; elle reste prééminente pour s'informer. Il ne nous a pas échappé qu'elle n'est plus en situation de monopole, mais elle reste un instrument important.
Un réseau de chercheurs sur la télévision, animé par Céline Ségur au Centre de recherche sur les médiations (Crem) et qui travaille avec l'INA, permet d'alimenter la réflexion sur la télévision. Des recherches extrêmement intéressantes dans le cadre du projet Pluralisme de l'information en ligne (PIL) menées grâce à l'Agence nationale de la recherche (ANR) ont donné lieu à un rapport qui souligne la complexité et la diversité des pratiques informationnelles chez les adultes. Les réseaux sociaux numériques ne remplacent donc pas la télévision, qui reste une source première d'informations et une référence pour tous les publics. Elle est de plus en plus regardée en linéaire par les plus de 50 ans. Mais elle continue à être regardée en ligne ou à la demande, tandis qu'elle alimente les réseaux sociaux numériques ainsi que les moteurs de recherche et de captation de l'actualité.
Elle conserve donc toute son importance.
C'est également à la télévision que les Français accordent le plus de confiance dans l'éventail des médias qui leur est proposé – à tort ou à raison. Je l'observe aussi grâce à l'observatoire normand sur les pratiques numériques des adolescents : la télévision est à fois la source première de récits et d'information des jeunes – à égalité avec les réseaux sociaux numériques – et une source importante qui complète les informations beaucoup plus fragmentées obtenues sur ces réseaux.
Même la télévision recouvre une grande diversité, avec de nombreuses chaînes publiques ou privées, elle est perçue comme la source d'information la plus fiable – d'où l'importance de conserver un contrôle du pluralisme et de réfléchir à des règles sur la concentration des médias.
Au vu des deux idées précédentes, et compte tenu de l'évolution des usages, il serait pertinent d'étendre la compétence de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) aux sites internet des chaînes de télévision et à leurs publications sur les réseaux sociaux numériques. Du fait de l'importance des attributions de l'Arcom, cela pose bien entendu la question des moyens qui lui sont accordés. Comme l'a suggéré Laurence Calandri, une collègue juriste, cela pourrait peut-être passer par la perception d'un pourcentage des sanctions prononcées. Il faut aussi que l'Arcom continue à développer les relations avec la recherche, avec des projets qui permettent d'établir des liens plus réguliers avec les laboratoires existants.
La troisième idée, c'est l'attention portée aux programmes destinés à la jeunesse – qui est peu présente dans les questions que vous m'avez adressées, mais qui me paraît extrêmement importante.
France Télévisions a enfin relancé un programme d'information pour les jeunes, ce que la BBC fait sans interruption depuis quarante ans. Et les développements de France Télévisions lui permettent de conserver le lien avec les jeunes, notamment grâce à France.tv Slash, aux innovations en matière d'écriture de fictions mais aussi de documentaires – je pense notamment à la chaîne DataGueule. La diversité et la qualité des programmes pour la jeunesse demeurent un enjeu très important, qu'il ne faudrait pas oublier sous prétexte qu'il y a Netflix et d'autres offres. Encore une fois, la télévision a un rôle central et c'est sur elle que la régulation peut être la plus efficace.
Quatrième idée, extrêmement importante pour penser la régulation de la télévision : la défiance des publics vis-à-vis des médias.
Même si je vous ai dit que la télévision était considérée comme la source la plus fiable, le niveau de méfiance des Français vis-à-vis de leurs médias est extrêmement élevé. On ne prête pas assez attention à la diversité des experts et des intervenants à la télévision. Aussi bien mes étudiants que les nombreux jeunes de milieux sociaux très différents que je rencontre à l'occasion des entretiens organisés chaque année disent qu'ils ont l'impression que la télévision ne s'adresse qu'aux personnes plus âgées – avec d'ailleurs une représentation de l'âge qui pose problème, puisque le baromètre de la diversité publié par l'Arcom montre que les femmes de plus de 50 ans sont extrêmement peu présentes à la télévision.
Les observations réalisées au cours de ces entretiens recoupent celles qui figurent dans le rapport du projet PIL financé par l'ANR que j'ai mentionné précédemment. Plus de 50 % des Français considèrent que la télévision est centrée sur le monde urbain. Le baromètre de la diversité montre que les banlieues n'apparaissent que dans 4 % des programmes – et il faudrait voir à quelles occasions. Il y a un problème de représentation de la banlieue et des publics populaire, ainsi qu'un problème majeur de représentation de la diversité de la France – cette dernière ne pouvant pas être réduite à Paris intra-muros.