Votre commission enquête sur les autorisations accordées aux chaînes nationales de la télévision numérique terrestre (TNT), en s'intéressant à l'attribution des fréquences, au contenu des autorisations et au contrôle du respect de celui-ci. Alors que l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) s'engage dans un processus de grande ampleur d'appel aux candidatures pour l'attribution de quinze chaînes de la TNT nationale, on imagine aisément que votre commission est destinée à examiner la façon dont l'Autorité accomplit sa mission et notamment à vérifier qu'elle n'intervient ni trop ni pas assez dans la régulation des chaînes.
Je souhaite appeler votre attention sur un point qui me semble important au regard de la mission que la représentation nationale entend voir l'Arcom exercer : en France, comme dans la plupart des démocraties libérales, le parti a été pris implicitement d'organiser l'expression publique dans les médias, c'est-à-dire de réglementer les contenus audiovisuels et de les assujettir à des obligations d'ordre déontologique. Cette réglementation, qui n'est pas liée à l'attribution des fréquences mais qui s'y est trouvée associée de façon conjoncturelle, s'explique par le rôle fondamental que jouent les médias dans le fonctionnement démocratique.
Comme dans d'autres États, la réglementation de l'audiovisuel en France se manifeste d'un bout à l'autre de la chaîne, c'est-dire de l'attribution des autorisations au contrôle. Elle est fondée sur la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, que met en œuvre l'Arcom. Au moment de l'attribution des fréquences, l'Arcom a pour mission de composer un paysage audiovisuel pluraliste. Les candidats retenus sont assujettis à des obligations déontologiques définies par la loi, et l'on peut observer de façon flagrante que le corpus d'obligations s'imposant aux éditeurs de télévision et de radio a crû considérablement.
Initialement, la Commission nationale de la communication et des libertés (CNCL), ancêtre de l'Arcom, était seulement chargée de veiller au respect de la langue française, de protéger les mineurs et de s'assurer que les programmes des éditeurs du service public reflétaient le pluralisme des courants de pensée et d'opinion. Au fil du temps, ces obligations se sont étoffées. L'obligation de respect du pluralisme s'est étendue au secteur privé, et d'autres sont apparues : honnêteté ; indépendance de l'information ; indépendance à l'égard de l'actionnaire ; représentation de la diversité de la société française exempte de préjugés ; actions en faveur de la cohésion sociale ; lutte contre les discriminations ; juste représentation des femmes et des hommes ; lutte contre les stéréotypes, les préjugés sexistes, les images dégradantes, les violences faites aux femmes, les violences commises au sein des couples ; interdiction des incitations à la haine ou à la violence à l'égard de personnes ou de groupes de personnes ; lutte contre les fausses informations ou encore contre le dopage.
Ces obligations qui figurent dans la loi sont précisées et complétées dans des délibérations de l'Arcom ; elles sont également reprises et précisées dans les conventions qu'elle conclut avec les éditeurs. Elles se traduisent non seulement par des interdictions mais aussi par des obligations positives : par exemple, celle de prévoir dans les programmes des actions en faveur de la cohésion sociale. Elles sont bien plus importantes que celles imposées aux individus et à la presse, lesquels ne sont assujettis qu'à la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui interdit certains discours considérés comme pathogènes pour la société. La loi du 30 septembre 1986 va bien plus loin et prévoit des interdictions plus importantes s'agissant de l'expression publique dans les médias. L'Arcom est chargée de contrôler le respect de l'ensemble de ces obligations et de sanctionner les éditeurs en cas de méconnaissance de celles-ci.
D'une certaine façon, l'attribution des fréquences a rendu service à l'État dans la mesure où elle lui a permis de ne pas s'interroger sur le fondement de cette réglementation. Alors que l'on sortait du monopole, alors que la diffusion audiovisuelle n'était pas assurée exclusivement par le service public, alors que son ingérence était contestée, pourquoi l'État a-t-il continué de réglementer l'expression publique dans les médias ? Cette question n'a pas fait l'objet d'un débat. À la lecture des travaux préparatoires réalisés à l'époque, on observe que grâce à l'attribution des fréquences, l'État a évité d'avoir à répondre à cette question embarrassante : pourquoi la liberté des médias, qu'il a reconnue en 1982, est-elle beaucoup plus contrainte que celle des individus ?
Une fausse idée, celle d'un échange équitable, a ainsi prospéré : la soumission des éditeurs du secteur privé à des obligations déontologiques serait la contrepartie de l'attribution gratuite de fréquences par l'État. Or cette idée est fausse. La preuve en est que des obligations déontologiques, certes moins étoffées mais importantes tout de même, continuent de peser sur les éditeurs dont les programmes sont distribués sur le câble, par voie satellitaire ou sur internet et qui peuvent ainsi se passer d'une diffusion hertzienne : leur liberté d'expression publique reste moindre que celle des individus.
La réglementation de l'expression publique des médias ne résulte donc absolument pas de l'attribution des fréquences. En France comme dans la plupart des démocraties libérales, elle tient au fait que les médias animent et produisent le débat public, lequel est nécessaire au fonctionnement de la démocratie, à la cohésion de la société et aux processus électoraux. À moins d'en avoir une conception américaine, le débat doit nécessairement, au sein d'une société démocratique, être organisé : les individus ont en effet un rôle à y jouer en tant que citoyens. C'est la raison pour laquelle des règles du jeu sont posées : le fondement de la réglementation des médias, c'est leur utilité démocratique.
Or, à la lecture de la loi du 30 septembre 1986 et des débats parlementaires qui ont précédé les nombreuses modifications qu'elle a connues, on observe que ce fondement n'est pas assumé. La nécessité de réglementer l'expression publique dans les médias n'a pas fait l'objet d'un véritable débat au Parlement. Le texte de la loi du 30 septembre 1986 comporte lui-même de nombreuses ambiguïtés. Si l'on examine le droit positif et la façon dont les recommandations émises par l'Arcom sont appréhendées par le Conseil d'État, on constate que ces recommandations sont en réalité des actes réglementaires. De la même façon, les conventions que les services de télévision et de radio signent avec l'Arcom n'en sont pas au sens contractuel du terme : ce sont de véritables autorisations. Ce sont presque des injonctions contradictoires que reçoit ainsi l'Arcom : d'un côté, on lui accorde un pouvoir de sanction – ce qui montre que l'on attend d'elle des résultats –, tandis que de l'autre, on n'assume pas que l'expression publique dans les médias soit conditionnée, réglementée et limitée.
Il me semble important que la représentation nationale ait un débat sur la nécessité d'une réglementation des médias. Encore une fois, celle-ci ne dépend pas des fréquences hertziennes, qui n'auront été qu'un moment dans l'histoire des médias. À l'heure actuelle, il n'y a déjà plus que 22 % des foyers qui les reçoivent exclusivement. À terme, l'État ne disposera donc plus de ce levier. Dans ce contexte, la représentation nationale souhaite-t-elle que l'expression publique continue d'être réglementée ou préfère-t-elle adopter le modèle américain ? C'est une première question fondamentale. Quel rôle, ensuite, souhaite-elle voir exercer par l'Arcom ? En raison du manque de clarté de la position du Parlement, il repose en effet à l'heure actuelle sur l'Autorité une responsabilité politique considérable qu'il ne me paraît pas souhaitable qu'elle endosse seule.