Les pénuries sont un sujet de préoccupation constante pour l'ensemble des citoyens et, évidemment, pour l'ANSM.
Je tiens tout d'abord à rappeler le rôle et les responsabilités de chacun. La mise à disposition des médicaments sur le territoire national incombe à l'industriel : lorsqu'un industriel dépose une demande d'AMM et que celle-ci lui est accordée, il s'engage à couvrir les besoins de la population cible, laquelle a été évaluée par la HAS. Dans la chaîne de responsabilité globale, l'industriel se doit de produire à hauteur des besoins définis dans le cadre de son AMM.
Ensuite, de multiples facteurs entrent en jeu. L'un d'eux est spécifique à la France : la très forte consommation de médicaments, qui nous rend encore plus sensibles aux tensions et aux pénuries. Le bon usage des médicaments est donc un axe de travail majeur à l'ANSM. Nous avons mené une campagne sur ce thème auprès de l'ensemble des patients et des professionnels de santé pour faire bouger les lignes.
S'agissant de la régulation, les dispositifs existants sont naturellement perfectibles. L'ANSM n'a pas de baguette magique. Les stocks de sécurité, qui sont de deux mois, peuvent être portés à quatre mois par dérogation et dans des conditions définies par la loi ; c'est ce que j'ai fait pour certains médicaments. Toutefois, une telle mesure ne peut constituer qu'une réponse partielle. Il faut agir sur l'ensemble : le bon usage, le respect par les industriels des niveaux de production, et la distribution.
Le PLFSS 2024 apporte des réponses, comme la dispensation à l'unité ou l'utilisation de Trod pour la prescription d'un antibiotique. En effet, les antibiotiques ne fonctionnent que sur les infections bactériennes : les infections des voies aériennes supérieures étant très majoritairement d'origine virale, il n'y a pas lieu d'en utiliser, d'autant que cela génère de l'antibiorésistance. Le Trod est un outil disponible chez les médecins et chez les pharmaciens qui permet de vérifier s'il y a lieu ou non de prescrire un antibiotique et de diminuer notablement leur utilisation.
Concernant le pôle public du médicament, le PLFSS a prévu de recourir à l'Agence générale des équipements et produits de santé (Ageps), la pharmacie de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris, pour prendre le relais en cas d'arrêt de commercialisation, comme cela a pu se produire pour certains antibiotiques. Pour l'instant, lorsque l'industriel nous avertit de l'arrêt, au minimum un an à l'avance, nous lui recommandons d'identifier un repreneur mais nous ne pouvons pas le lui imposer, pas plus que nous ne pouvons l'obliger à continuer de produire. L'industriel peut également refuser de transférer l'AMM à un repreneur – nous avons connu un cas de cette nature récemment. Les dispositions du PLFSS permettront d'imposer un transfert et l'Ageps aura la possibilité de sous-traiter la fabrication du médicament à des industriels dans l'attente d'un repreneur. Si elles ne permettent pas de résoudre tous les problèmes, ces mesures apportent néanmoins des solutions.
S'agissant des sanctions financières, différents textes législatifs ont récemment élargi leur assiette. Jusqu'en 2022, leur nombre était limité car je disposais de peu de critères pour les activer. La dynamique s'est nettement renforcée en 2023, en particulier pour ce qui est des pénuries, qui motivent l'ensemble des sanctions financières actuelles. Quant à leurs montants, ils sont définis par la loi, qui fixe un montant ou un pourcentage maximal : je ne suis pas en mesure d'aller au-delà. Enfin, la publicité de ces sanctions est limitée. Pourtant, mettre en évidence qu'un industriel a manqué à ses obligations a un fort impact. La seule obligation fixée par la loi consiste en une publicité sur le site internet de l'ANSM pendant un mois – je ne peux pas aller au-delà. C'est court, en effet, et des évolutions sont sans doute souhaitables.
Nous avons mobilisé la liste des médicaments substituables par les pharmaciens cette année encore, notamment concernant l'amoxicilline ou encore les corticoïdes. Nous avons ainsi émis une recommandation, en lien avec les prescripteurs et les pharmaciens, sur l'interchangeabilité entre la prednisone et la prednisolone.
Le bon usage est un enjeu majeur pour la régulation des volumes de prescription et d'utilisation. Il faut que chacun – patient, médecin, pharmacien – en soit convaincu. C'est tout l'enjeu du travail de collaboration, de coordination, de conciliation médicamenteuse qui doit être mené avec l'ensemble des acteurs. Même si cela prend du temps et peut s'avérer coûteux, ce n'est qu'à ce prix que des évolutions sur le bon usage du médicament pourront avoir lieu.
S'agissant des règles déontologiques appliquées à l'ANSM, un changement majeur est intervenu en 2011 avec l'adoption de la loi tirant les conséquences du scandale du Mediator, loi que j'ai eu l'honneur de préparer lorsque je travaillais au cabinet du ministre de la santé. La déontologie est depuis lors l'axe cardinal de l'ANSM. Chaque expert nommé ou présent dans une réunion de nos instances de gouvernance ou lors d'échanges avec l'ensemble des parties prenantes, quel que soit le sujet – pénurie, restriction d'indication, effets indésirables... – doit soumettre une déclaration publique d'intérêts qui est analysée par le service de déontologie de l'agence. L'analyse porte sur les risques de conflits d'intérêts. Nombre d'experts ne sont pas retenus, nos critères déontologiques ne leur permettant pas d'être membres d'une instance ou d'un groupe de réflexion.
Chaque année, un rapport de notre déontologue est publié sur le site internet de l'ANSM. Des audits inopinés sont menés dans l'ensemble des directions pour vérifier le taux de conformité. Celui-ci s'établit à 98 %, les 2 % restants étant liés à la non-transmission de la fiche au service de déontologie. Aucune situation de conflit d'intérêts, qui compromettrait évidemment gravement les analyses de l'agence, n'a été mise en évidence. La déontologie s'applique évidemment à l'ensemble des agents de l'ANSM, à l'entrée comme à la sortie : certaines réserves s'appliquent et les agents qui quittent l'agence ne peuvent pas évoluer dans un écosystème qu'elle contrôle.
Améliorer la confiance dans la vaccination nécessite une transparence totale. C'est ce qui a été voulu pour la vaccination contre le covid et contre les papillomavirus humains (HPV). Cette transparence repose d'abord sur la pharmacovigilance, avec l'analyse en temps réel des données transmises concernant les effets indésirables. Le deuxième pilier concerne les études de pharmaco-épidémiologie, qui mesurent la sécurité et l'efficacité de la vaccination. Tout est transparent, tout est mis en ligne sur notre site internet, avec des synthèses. La vaccination contre le covid a ainsi donné lieu, pendant de nombreuses semaines, à des communications hebdomadaires sur l'ensemble des effets reçus, leur typologie, etc. Nous agissons de même pour la vaccination HPV.
Vous m'avez interrogée également sur l'augmentation du nombre de déclarations d'effets indésirables. Par définition, un médicament, c'est un rapport entre des bénéfices et des risques. Il n'y a jamais de risque zéro – sinon, c'est un placebo. Ce rapport dépend de la situation clinique et sera appréhendé différemment selon que la pathologie est bénigne ou grave. On accepte un quantum de risques beaucoup plus important pour un anticancéreux dont l'efficacité est très importante, même s'il présente des risques, que pour un médicament traitant des symptômes bénins, comme les vasoconstricteurs. Le fait que les déclarations soient en augmentation est aussi le signe de l'appropriation par chacun, notamment les patients, de cette faculté. Il est en effet indispensable pour l'agence d'évaluer les médicaments en vie réelle, où ils peuvent avoir un comportement différent de celui répertorié lors des essais cliniques et dans l'autorisation de mise sur le marché. Les patients volontaires qui entrent dans un essai clinique sont représentatifs de la pathologie mais il s'agit d'un nombre fini de personnes, qui ont été sélectionnées. Dans la vraie vie, la réalité du médicament est différente et doit être surveillée au quotidien.
Je reviens sur le sujet de l'articulation avec l'EMA. Beaucoup de choses se passent aujourd'hui à l'échelon européen, notamment en ce qui concerne les médicaments innovants. Seule l'AMM de ces médicaments est centralisée à l'EMA. Elle n'a pas de force d'expertise : c'est une structure de coordination qui s'appuie sur les expertises de l'ensemble des États membres, dont l'ANSM et ses vingt-six équivalents. Nous sommes très présents à ce niveau : nous sommes dans le trio de tête en tant que rapporteur, notamment dans les domaines de la cancérologie, l'hématologie, l'immunologie, l'anti-infectieux et les maladies rares. Le fait d'être rapporteur permet d'imprimer sa ligne au niveau européen, ce qui est indispensable pour pouvoir autoriser et ensuite sécuriser.
Les vasoconstricteurs sont un bon exemple de différence de perception. Nous avons publié, avec les médecins et les pharmaciens, la recommandation de ne pas utiliser les vasoconstricteurs oraux. S'il est vrai que c'est un médicament est efficace lorsque l'on a le nez bouché, le problème est qu'il vasoconstricte ailleurs dans le corps, avec des cas, certes très rares mais très graves, d'infarctus du myocarde et d'accident vasculaire cérébral (AVC). Risquer un AVC pour un nez bouché, je ne suis pas sûre que cela en vaille la peine. C'est la raison pour laquelle nous avons fait cette recommandation à l'échelon national.
Ces produits étant utilisés à l'échelon européen, un avis européen est nécessaire pour décider la suspension définitive de ces médicaments. Or l'Europe ne nous suit pas : elle se contente d'indiquer l'existence d'effets indésirables et de contre-indications. Les vasoconstricteurs ont dix-huit contre-indications : c'est énorme. Les antivitamines K, ces médicaments particulièrement importants mais difficiles à manier, n'en comptent pour leur part que onze. Tout cela pour soulager un nez bouché !
Nous ne sommes donc pas en accord avec l'EMA. Les AMM vont probablement perdurer car, même si d'autres comités européens doivent encore se positionner, l'avis sera probablement maintenu. À l'échelon national toutefois, nous considérons que nous devons sécuriser le comportement des patients. C'est la raison pour laquelle médecins, pharmaciens et ANSM recommandent de ne pas utiliser ces médicaments.
Enfin, concernant le Levothyrox, sa nouvelle formule est plus stable que l'ancienne, du point de vue pharmacologique. Mais force est de constater que la transition pour les patients n'a pas été réalisée de manière adéquate. Dès la mise en place de la nouvelle formule, des échanges ont eu lieu avec l'ensemble des acteurs, dont les patients et les professionnels de santé, et de nombreux effets indésirables ont été signalés. Mais la communication n'a pas fonctionné : nombre de patients ne disposaient pas de l'information. Or l'hypothyroïdie est une pathologie complexe qui nécessite un accompagnement, et il s'agit de molécules à marge thérapeutique étroite. Diverses mesures ont été adoptées, comme l'ouverture à d'autres médicaments : alors que ce produit faisait l'objet d'un monopole, il y a aujourd'hui plusieurs spécialités. Cela étant, il est clair que nous avons dû évoluer dans notre organisation. Un centre d'appui aux alertes sanitaires est désormais placé auprès de la direction générale. Nous avons tiré les enseignements du manque d'accès à l'information et d'accompagnement d'un produit vers un autre.