Vous avez rappelé mon parcours au sein de l'ANSM ; je suis très attachée à cette belle institution et je la connais très bien. C'est avec le sens des responsabilités et avec humilité que j'œuvre au quotidien avec les 1 000 experts que j'ai l'honneur de diriger. Nous réfléchissons en permanence au rapport bénéfice-risque, qui est essentiel pour les patients, comme pour les professionnels de santé. Parce qu'il évolue constamment, nous devons le réévaluer en permanence et faire preuve d'une grande agilité.
S'agissant des pénuries, il est vrai que l'augmentation du nombre de déclarations de tension ou de risque de tension, ainsi que de rupture ou de risque de rupture, est notable. Elle s'explique en partie par l'obligation légale qui est désormais faite aux industriels, depuis 2011 et surtout 2016, de déclarer le plus tôt possible tout risque de tension ou de rupture afin d'en limiter l'impact sur les patients. Mais on constate également une augmentation des tensions et des ruptures effectives. En 2022, 3 700 médicaments auront été en tension, et ce sera sans doute un peu plus en 2023. Près de 40 % de ces déclarations nécessitent l'adoption de mesures effectives : importations, restrictions en termes quantitatifs et qualitatifs, choix d'une alternative thérapeutique.
Je l'ai dit, nous avons constitué des stocks de sécurité de deux mois, parfois même de quatre mois, pour les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur, soit la moitié de la pharmacopée française. L'objectif, c'est de se donner du temps pour réagir. Il est arrivé qu'un industriel déclare une rupture pour les vingt-quatre ou quarante-huit heures suivantes ! Désormais, un industriel qui ne déclare pas à temps un risque de tension sur un médicament d'intérêt thérapeutique majeur peut être sanctionné. La France n'est pas la seule à connaître des pénuries, tous ses voisins sont touchés. L'Europe a publié hier une liste de médicaments indispensables. Cette mutualisation à l'échelon européen est très utile en cas de pénurie.
J'en viens à l'amoxicilline. L'année dernière, l'Europe et le continent nord-américain ont connu une triple épidémie très précoce de bronchiolite, de covid et de grippe, qui a engendré une augmentation très importante de la consommation de certains médicaments. Nous avons alors manqué d'antibiotiques et de paracétamol, mais aussi de corticoïdes et de fluticasone. S'agissant de l'amoxicilline, les industriels ont repris avec retard la production, alors que la consommation avait baissé de 30 % en 2020 et 2021, du fait des confinements et des mesures barrières. C'est la difficulté à relancer la production qui a suscité une pénurie.
La pénurie d'amoxicilline que l'on observe cette année a des causes racines différentes. Désormais, les stocks existent chez les industriels, mais c'est la distribution du médicament et sa répartition sur l'ensemble du territoire national qui pose un problème. C'est la raison pour laquelle nous avons lancé le plan hivernal, qui permet de suivre toutes les étapes de l'approvisionnement, depuis l'industriel jusqu'aux officines. Ce que l'on constate, c'est une répartition très hétérogène des médicaments : certaines officines ont de l'amoxicilline en quantité, d'autres n'en ont pas. D'où la charte d'engagement des acteurs de la chaîne du médicament, qui vise à garantir un accès équitable aux médicaments en tout point du territoire. C'est elle qui doit permettre de mobiliser les industriels, les dépositaires, les grossistes-répartiteurs et les pharmaciens, tous acteurs privés, pour que chaque patient puisse accéder de nouveau de façon normale aux médicaments. Les grossistes-répartiteurs ont des obligations de service public et se doivent d'approvisionner chaque officine, quelle que soit sa taille, quels que soient ses besoins et quelle que soit sa file active de patients.
Le paracétamol ne pose plus de problème : il y en a désormais dans les officines, chez les grossistes-répartiteurs et chez les industriels.
Vous le voyez, le problème des pénuries est protéiforme. Pour certains médicaments, le problème se situe au niveau de la production industrielle – pour la Flécaïne, c'est un défaut de qualité sur certains lots qui a entraîné une baisse de la disponibilité. Lorsque cela arrive, les pharmaciens des officines réalisent des préparations magistrales pour les remplacer. Nous avons connu le même type de pénurie pour des anticancéreux de première génération. Dans d'autres cas, comme pour l'amoxicilline, les stocks existent et les difficultés concernent la distribution.
J'en viens au renforcement des compétences de police sanitaire de l'ANSM. Dans le cadre du circuit de distribution, il y a deux façons pour les industriels de mettre à disposition leurs médicaments : ils peuvent les vendre directement à des officines, ou bien passer par des grossistes-répartiteurs. Pour les médicaments génériques, 80 % des ventes passent par les grossistes-répartiteurs et 20 % sont directement vendus aux officines. Pour l'amoxicilline, le rapport est inversé. Le ministre a demandé à revenir à une distribution opérée majoritairement par les grossistes-répartiteurs, pour qu'elle soit plus équilibrée. À l'heure actuelle, je ne peux rien faire d'autre qu'adresser une recommandation en ce sens aux industriels et compter sur leur bon vouloir. L'article 33 du PLFSS 2024, lui, permettra à l'ANSM de prendre une mesure de police sanitaire et d'imposer aux industriels de la respecter. C'est un élément de régulation supplémentaire, qui donnera beaucoup plus de poids aux recommandations de l'agence.
Sur les pilules abortives et surtout le misoprostol, vous trouverez toutes les informations utiles sur le site internet de l'ANSM, puisque la loi de 2011 a instauré un devoir de transparence. Vous y trouverez notamment l'intégralité de nos échanges avec les parties prenantes. Les patients, les représentants d'usagers et les représentants des professionnels de santé siègent dans l'ensemble de nos instances de gouvernance : conseil d'administration, conseil scientifique, comité scientifique. Tout ce qui sort de l'ANSM, qu'il s'agisse de recommandations ou de messages à destination des patients ou des professionnels de santé, est le fruit d'une coconstruction entre les parties prenantes. Depuis la loi de 2011, les industriels ne sont plus dans aucune des instances de l'ANSM. Nous avons des comités d'interface avec eux. La transparence et la déontologie sont totales : l'ordre du jour et le compte rendu de nos réunions sont sur notre site internet. Pour le misoprostol, nous avons pu trouver des alternatives et assurer la totalité des interruptions de grossesse, aussi bien à l'hôpital qu'en libéral.
Vous avez évoqué les scandales sanitaires. Les 1 000 experts qui travaillent à l'ANSM évaluent continuellement les bénéfices et les risques.
Pour ce qui est d'Androcur, ou acétate de cyprotérone, d'autres études que nous avons mobilisées ont montré que la classe thérapeutique à laquelle appartient cette molécule présente un risque de méningiome. Ce risque a été soulevé par l'agence voilà plusieurs années, notamment dans le cadre de déclarations de pharmacovigilance. Nous disposons en effet d'un réseau de vigilance très performant, unique en Europe, voire au monde. Nos trente et un CRPV, placés notamment au sein des centres hospitaliers, assurent un bon maillage territorial.
Une analyse approfondie de pharmacovigilance menée à partir des cas de méningiome déclarés a peiné à objectiver la réalité des faits, en particulier la « taille de l'effet », c'est-à-dire l'importance des effets indésirables. Nous avons alors mobilisé, grâce au groupement scientifique Epi-Phare, une étude de pharmaco-épidémiologie à partir du système national des données de santé, base de données de l'assurance maladie, qui a confirmé l'ampleur du risque. Nous avons donc pu prendre avec l'ensemble des acteurs à l'échelon national – professionnels et patients – des mesures de réduction du risque, avec une réduction drastique des indications dans le cadre de l'AMM et une recommandation de réduction hors AMM, ainsi que des préconisations de conduites à tenir, dont notamment le recours à l'imagerie à résonance magnétique (IRM) avant la mise sous traitement des patientes.
La pharmaco-épidémiologie a mis en évidence une forte réduction – de plus de 90 % – de l'utilisation de ces spécialités et une réelle adhésion à la pratique des IRM avant la mise sous traitement. C'est là une illustration de l'agilité que j'évoquais tout à l'heure : sur la base des données fournies au moment de l'AMM par le biais des essais cliniques, puis dans le cadre de la pharmacovigilance et du suivi en vie réelle, nous adaptons les indications et prenons des mesures de réduction du risque en fonction de l'évolution du rapport bénéfices-risques – étant entendu que ces molécules sont indispensables pour un petit nombre d'indications.
Il en va de même pour les fluoroquinolones, à propos desquels les lanceurs d'alerte nous ont sollicités et qui ont fait l'objet de documents d'information destinés à alerter les professionnels et les patients quant aux risques d'effets indésirables.
L'information des prescripteurs et des patients sur les bénéfices et les risques en fonction de la situation clinique du patient et des données mises à jour d'après la littérature est en effet un enjeu majeur, que nous poursuivons au quotidien par des échanges constants avec les professionnels de santé. Il y a encore du chemin à parcourir pour que chacun, à la place où il se trouve – qu'il s'agisse du médecin qui prescrit, du pharmacien qui dispense ou, bien sûr, du patient – soit informé et alerté au plus près, à mesure que des données scientifiques sont disponibles, notamment sur le site de l'ANSM.
Quant à la décarbonation, c'est un sujet sur lequel nous sommes très impliqués, y compris à l'échelon européen. La révision de la législation pharmaceutique européenne prévoit des objectifs importants. La santé compte pour 8 % dans l'impact carbone, et les médicaments pour 50 % de ce chiffre. Il importe donc de décarboner la production des médicaments, mais aussi de nous mobiliser pour leur bon usage. Les Français étant de gros consommateurs, nous devons nous assurer que le bon médicament va au bon moment au bon patient, sans excès et parce qu'il est nécessaire. Ce bon usage, qui repose sur les compétences des prescripteurs et des pharmaciens, est essentiel à l'équilibre à la fois de la balance bénéfices-risques et de nos dépenses de santé.