Je vous remercie de votre invitation à m'exprimer sur la situation et les évolutions du fret à Rungis et je salue l'initiative qui a donné lieu à cette commission d'enquête, qui, je l'espère, permettra de mieux cerner, relancer et orienter le fret ferroviaire, auquel Rungis est attaché.
Je le dis d'entrée, je me suis battu pour le « train des primeurs ». La question du fret en France est cruciale pour Rungis.
Le fret est essentiel à l'approvisionnement de Rungis, lui-même indispensable pour le ravitaillement de 28 millions de consommateurs, principalement des Franciliens. Quelque 3 millions de tonnes de produits alimentaires frais de toutes filières transitent chaque année par Rungis, qui viennent des terroirs de toute la France. Si 90 % des approvisionnements de Rungis arrivent par la route, les 10 % restants sont acheminés par la liaison historique Perpignan-Rungis – le train des primeurs. Cette liaison a été interrompue en 2019, bien avant le covid. Elle a repris en 2021, sous mon action conjointe avec celle de l'État. Je peux assurer la commission d'enquête que, dans sa forme actuelle, la circulation de ce train est assurée jusqu'au mois de juin 2024.
J'évoquerai dans un premier temps l'historique du fret à Rungis et le déclin de la liaison Perpignan-Rungis, puis j'exposerai le travail mené avec mes équipes depuis quatre ans pour relancer le fret ferroviaire sur le marché de Rungis. J'espère parvenir ainsi à vous faire comprendre les obstacles à la réussite du fret en France, mais aussi les opportunités qu'il offre.
Rungis a été ouvert en 1969, à la suite du déménagement des Halles de Paris. À l'époque, un train – l'Arpajonnais – desservait les Halles, traversant le boulevard Saint-Michel. Au moment de son ouverture, Rungis était un marché-gare, avec sept quais de déchargement et beaucoup de bâtiments reliés par le rail – certains en conservent des traces. Cet espace ferroviaire avait été dimensionné pour accueillir douze trains de cinquante wagons par jour.
Les installations ferroviaires font donc partie intégrante du marché : l'exploitation et la maintenance en ont été confiées dès 1967 à la SNCF, à titre gracieux. Cette convention, qui régit aujourd'hui encore nos relations avec la SNCF, dispose qu'il revient à la SNCF de déterminer les modes de desserte ferroviaire, leur nature et leur fréquence, et qu'elle doit en outre développer une tarification attractive pour promouvoir l'expansion du trafic ferroviaire. Il incombe également à la SNCF d'assurer la maintenance du terminal ; en échange, elle perçoit les éventuelles recettes liées aux trains. Dès l'origine, l'exploitation du terminal ferroviaire de Rungis a ainsi été dévolue à la SNCF. La SEMMARIS apporte son concours financier à la SNCF lorsqu'elle le sollicite.
La liaison Perpignan-Rungis, elle, date des années 1980. Il y avait à l'époque trois liaisons par jour : 50 % des arrivages étaient destinés aux grossistes du marché d'intérêt national (MIN) de Rungis, le reste étant essentiellement destiné, à l'extérieur du MIN, à la grande distribution. Dans les années 2000, le trafic s'est malheureusement progressivement réduit, pour passer à une liaison par jour.
Au milieu des années 2000, mon prédécesseur s'est rapproché de la SNCF pour investir dans le renouvellement des quais ferroviaires. Se projetant dans l'avenir, celle-ci a souhaité doubler le tonnage, le faisant passer de 200 000 à 400 000 tonnes de produits par an. La SEMMARIS a investi 20 millions d'euros dans une nouvelle gare. Le conseil régional d'Île-de-France, le département du Val-de-Marne et Geodis ont contribué au financement de la rénovation des quais. Il y avait donc une volonté de tous les acteurs de développer le fret ferroviaire alimentaire. La technologie retenue a été celle d'un train conventionnel, avec des wagons frigorifiques, où les palettes sont chargées une à une.
Ces nouveaux quais ont été inaugurés en 2009. Ils répondaient au besoin d'améliorer le temps de déchargement des wagons. À l'ouverture en effet, à deux heures du matin, il faut que les différents pavillons de Rungis soient remplis de victuailles, notamment de fruits et légumes : il est donc très important qu'ils arrivent à l'heure. Pour accueillir ce nouveau train des primeurs, les quais ont été élargis. Autre innovation importante, ce train roulait à 140 kilomètres heure, ce qui en faisait le TGV des trains de fret.
En 2019, on nous a annoncé à l'impromptu l'arrêt de la liaison Perpignan-Rungis. Pour nous comme pour les chargeurs du train, c'était impensable – c'est-à-dire pour l'autorité accueillante, qui est l'autorité du marché de Rungis, et pour les concessionnaires, qui étaient les chargeurs Primever et Roca à l'époque. Cela allait à l'encontre de toute la politique que je menais depuis quelques années visant à favoriser la transition écologique, à laquelle nous sommes très attachés. Nous nous sommes quelque peu battus contre Fret SNCF, sans être entendus.
J'insiste sur ce point : la décision a été prise de façon unilatérale et sans concertation avec le marché de Rungis. Les raisons avancées par Fret SNCF étaient de plusieurs ordres. La principale relevait de la compatibilité à l'égard de la réglementation européenne. Les motifs techniques invoqués touchaient à la vétusté des wagons frigorifiques, vieux il est vrai de plus de quarante ans. Les raisons économiques étaient liées à l'absence de rentabilité de cette ligne, le train repartant à vide. À cet égard, le téléphone portable a une grande part de responsabilité puisque, jusqu'en 2019, le trajet retour permettait d'acheminer la presse papier vers le sud de la France : désormais, les gens lisent leurs journaux sur leur iPad et le train repart à vide… Enfin, il a été question de flux irréguliers et trop saisonniers, de produits fragiles, d'une arrivée trop tardive dans la nuit, à trois heures trente.
Quelle que soit notre incompréhension, le service a donc été interrompu. La presse s'en est émue, même s'il est vrai que la qualité de service s'était beaucoup dégradée les dernières années. Ne pouvant nous résoudre à voir disparaître cette ligne historique, nous avons lancé un travail collaboratif – réunissant l'État, la Semmaris, les entreprises du marché et les acteurs du territoire, notamment la région Occitanie – qui a permis de relancer le fret ferroviaire. Je regrette que M. Jean Castex ne figure pas dans la liste des personnes que vous avez auditionnées : choqué par l'interruption du train des primeurs, il m'avait reçu à Matignon et je dois dire qu'à cette période, l'appui de l'État a été important.
Ma priorité consistait bien évidemment à faire repartir le train traditionnel. Il a fallu détruire les arguments de la SNCF sur la vétusté des wagons – j'observe du reste qu'après quelques réparations, ces wagons qui n'étaient pas censés pouvoir rouler tiendront jusqu'en 2025. Nous avons également essayé de rendre solide l'offre du train traditionnel, ce qui supposait de la régularité. Nous nous sommes donc battus avec le prédécesseur de SNCF Réseau pour obtenir des sillons.
Si nos relations avec la SNCF sont très fluides, ce n'est pas le cas pour SNCF Réseau, qui a tout d'un État dans l'État. À titre d'exemple, le préfet de département m'a un jour appelé pour s'étonner que je veuille détruire le TGV Est. Le fond de l'histoire était simplement qu'après avoir sollicité SNCF Réseau en vain durant deux ans, j'avais commencé à faire des travaux sur un poste de commande du marché de Rungis : c'est seulement alors que SNCF Réseau avait réagi ! J'ai stoppé les travaux immédiatement, mais en en gardant le sentiment que la communication n'est pas fluide entre la SNCF et SNCF Réseau.
J'ai interrogé les entreprises du marché, les acteurs des fruits et légumes, pour comprendre leurs besoins. Il en est ressorti qu'ils avaient tous un intérêt fort pour le service ferroviaire, à la condition d'avoir une offre fiable, ponctuelle et modernisée. Chaque retard d'un train est fatal pour une partie de la cargaison, avec des pertes financières importantes à la clé : si un produit de consommation classique peut arriver avec trois heures de retard, le même retard pour une barquette de fraises du Perpignan-Rungis se traduit par vingt-quatre heures de délai dans sa commercialisation, soit une grosse différence en termes de fraîcheur. Les entreprises du marché ont également fait valoir que de nouvelles liaisons ferroviaires pourraient être utiles, notamment avec la région d'Avignon et avec le port de Dunkerque.
Dans un second temps, nous nous sommes interrogés sur la pertinence de la technologie du wagon conventionnel. Ayant d'excellentes relations et Fret SNCF et son président, M. Frédéric Delorme, nous savons qu'il leur est difficile de trouver un équilibre sur cette ligne, du fait de l'absence de retour de flux. Nous avons donc envisagé d'autres options pour le trajet du retour en région, y compris des produits industriels. En discutant avec une dizaine d'opérateurs ferroviaires, nous avons compris que l'unité de base du fret ferroviaire était, qu'on le veuille ou non, celle du transport combiné, autrement dit le conteneur, par chargement vertical ou horizontal. Nous avons donc envisagé une solution de transport combiné à Rungis.
Nous sommes sortis de tout cela avec une solution en deux temps. D'abord, le trafic du Perpignan-Rungis a repris en 2021 et, je l'espère, jusqu'en 2025. Le second temps serait celui de la pérennisation de la desserte ferroviaire du marché de Rungis par un service de transport combiné. Cela nécessite cependant des aménagements coûteux. Cette solution a été élaborée en concertation avec le département des Pyrénées-Orientales, la région Occitanie, nos chargeurs, la plateforme de Saint-Charles – l'un des deux marchés de gros de Perpignan – et bien sûr SNCF Réseau et Fret SNCF. Elle présentait l'avantage d'une reprise rapide du fret. C'est pour cette raison que l'État a lancé, à l'automne 2020, un appel à manifestation d'intérêt (AMI) pour faire redémarrer la liaison Perpignan-Rungis, remporté par Fret SNCF.
Nous avons obtenu une réponse qui nous permet d'exploiter le train des primeurs jusqu'en 2024, nonobstant le plan de discontinuité qui a été établi. Il a recommencé à circuler le 22 octobre 2021. Hier même a circulé le premier train de la saison, le train d'hiver – en été, les productions qui arrivent sur le marché de Rungis sont françaises, plus régionales et locales ; en hiver, ce sont des productions du sud de la France et d'importation, remontant depuis Perpignan.
La reprise de l'exploitation a été un succès. En 2022, malgré la grève contre la réforme des retraites, le train a circulé quasiment à 90 %. C'est pourquoi la décision de la Commission européenne nous inquiète, le train étant supposé cesser de circuler en décembre 2023. Je ne saurais être précis sur ces questions, mais il semblerait qu'une dérogation ait été obtenue par l'État pour assurer la circulation jusqu'en juin 2024. L'État a lancé un nouvel AMI dont les résultats ne nous ont pas été communiqués, pour envisager une prolongation de 2024 à 2025.
S'agissant de la solution à long terme, je dispose de davantage de liberté. J'ai lancé un appel d'offres pour développer un terminal de transport combiné sur le marché de Rungis, l'objectif étant de trouver un concessionnaire qui conçoive, finance et exploite le nouveau terminal de transport combiné au cœur du marché, avec un modèle économique pérenne. Nous mettons à disposition toute l'emprise ferroviaire du marché sous la forme d'un contrat de concession, sans imposer notre solution technique. Nous ne voulons pas d'éléphant blanc : nous avons laissé les spécialistes du secteur proposer leur technologie – combiné vertical par portique, autoroute ferroviaire, quais conventionnels… –, sachant qu'elles peuvent être mixées. Le concessionnaire investit et se rémunère sur les trafics, qu'il est forcément incité à développer pour amortir son investissement.
Dans l'affaire de Fret SNCF, et malgré toute l'amitié que j'ai pour Frédéric Delorme, j'ai été frappé par la passivité de la maison SNCF en matière commerciale. Il me semble qu'une entreprise, même publique, doit aller chercher ses clients : il ne suffit pas de proposer un service en attendant qu'ils viennent spontanément. S'agissant du train des primeurs, nous avons pris l'initiative, avec Primever, de chercher des clients pour Fret SNCF, mais nous ne pouvons pas le faire éternellement. Cela relève de leur responsabilité.
La concession que nous avons proposée permettra de responsabiliser l'opérateur privé tout en garantissant des exigences de service public. Nos cahiers des charges comportent en effet des objectifs minimums en matière de qualité de service – car le marché de Rungis est un service public. Nous souhaitons avoir au moins 20 % de fret ferroviaire alimentaire dans l'ensemble des trafics qui auront lieu sur le marché de Rungis.
Si nous atteignons l'équilibre économique, nous espérons maintenir la ligne traditionnelle Perpignan-Rungis, sous son format actuel ou en format combiné – à mon avis, ce dernier s'imposera vite, et ouvrir de nouvelles liaisons en provenance d'Avignon et des ports de Sète, de Dunkerque, d'Anvers et de Rotterdam. En diversifiant les lignes, nous pourrons augmenter les volumes. Le marché des fleurs se trouve à Rotterdam, nulle part ailleurs, et Dunkerque est le premier port de pêche français.
En septembre dernier, après deux ans de procédures et d'analyses, nous avons attribué la concession à l'opérateur VIIA, filiale de la SNCF. Vous avez la primeur de l'information : nous n'avons pas communiqué sur le sujet. Le projet de VIIA nous est apparu comme le plus pertinent car il repose sur un modèle économique viable, propose de nouvelles liaisons et combine deux technologies – autoroute ferroviaire et chargement vertical.
Nous espérons avoir un nouveau terminal en 2026 – et je suis en général assez rigoureux concernant le respect des délais dans mon entreprise. L'investissement, de l'ordre de 35 millions d'euros, sera supporté en partie par VIIA. De notre côté, nous avons besoin d'un soutien public à l'investissement, pour ce qui est une infrastructure de service public. Je vais donc déposer une demande de subvention auprès de la Commission européenne dans le cadre de l'appel à projets de la Connecting Europe Facility. L'État, le préfet de région, le ministre délégué chargé des transports et la région Île-de-France ont aussi répondu favorablement à ma demande d'inscrire ce projet dans les contrats de plan État-région en cours d'élaboration. Le soutien public à ces infrastructures est essentiel pour une raison purement juridique : c'est à l'État qu'elles appartiennent, même si la SEMMARIS remplit une mission de service public.
D'ici à 2030, nous espérons avoir six trains aller-retour par jour et un trafic de 120 000 unités de transport intermodales. Connu pour avoir des engagements solides, VIIA a déjà ceux de chargeurs tels que Froidcombi et Primever, déjà utilisateurs du Perpignan-Rungis. En cas de succès, ce report modal permettrait d'éviter 60 000 camions par an sur les routes, et donc l'émission de 25 000 tonnes de CO2.
L'attribution de cet appel d'offres constitue une première étape significative, mais il faut en franchir d'autres pour que le projet soit un succès. Comme je l'ai dit, la question des sillons et des péages est centrale dans le développement du fret ferroviaire : sans sillons réservés, les trains ne peuvent pas circuler, alors qu'une entreprise commerciale a besoin de régularité. Je comprends qu'il faille faire des travaux compliqués sur le réseau ferré et privilégier les trains de passagers, mais la réussite du fret ferroviaire en France passe par l'octroi de sillons réservés et sanctuarisés. Ces trains, qui transportent des produits alimentaires frais, doivent être suffisamment nombreux et programmés à des horaires adaptés.
Comme vous l'avez souligné, monsieur le président, nous nous heurtons à une énorme difficulté : la saturation du réseau ferroviaire en Île-de-France, qui représente un risque majeur pour le fonctionnement du terminal de Rungis. C'est aussi le cas pour le transport classique, d'ailleurs : le risque ne se situe pas à Bordeaux ou ailleurs en amont, mais lorsque les trains abordent la région parisienne. Vous devez vraiment plaider pour une forme de sanctuarisation des sillons réservés au fret si vous voulez que ça marche : ce n'est certes pas agréable pour les voyageurs de rester bloqués dans un train, mais les opérateurs industriels ont en tout état de cause des normes à respecter et si les trains n'arrivent pas à l'heure, ils passeront à la concurrence modale. Et, pour assurer des sillons réguliers, il faut investir dans le réseau. C'est la base.
Il faut garantir aux entreprises du marché de Rungis la fiabilité et la ponctualité des trains : elles se sont montrées très critiques sur ce point lors de nos échanges avec elles. Cela étant, le train possède un avantage essentiel pour encourager le report modal : sa compétitivité économique par rapport à la route. Nous pensons donc, sans méconnaître le contexte, que les aides publiques au fret ferroviaire doivent être rendues licites au niveau de l'Union européenne, seule solution pour développer la décarbonation par le fret. Notons que le respect de la concurrence n'est pas toujours aussi évident qu'on peut le croire quand de nombreux camions traversent l'Europe en utilisant une infrastructure totalement gratuite. Il faudrait réaliser une étude pour montrer que sur notre marché pertinent, la route est avantagée par sa souplesse et l'absence de coût, en tout cas direct, de ses infrastructures.
Pour conclure, Rungis est complètement impliqué dans le développement de son terminal. Plutôt optimiste, je pense que l'on peut réunir tous les acteurs autour de ce projet et le faire réussir. Les liens entre le public et le privé sont essentiels : c'est pourquoi j'ai lancé une concession, qui met l'économie mixte en avant. L'opérateur ferroviaire, qui doit prendre ses responsabilités dans l'exploitation du terminal en assurant un service public de qualité, sera rémunéré en fonction de son succès. Pour ce faire, il doit bénéficier d'un soutien public à l'investissement.
Sur le plan technique, tant qu'il n'y a pas de pierre philosophale, la solution passe par la mixité des technologies ferroviaires. Il faut accepter d'avoir plusieurs solutions techniques concurrentes avant qu'un format ne s'impose. Si l'on veut accroître le flux, il faut diversifier le modèle économique.
En Europe, Rungis est le seul marché de gros qui soit vraiment embranché à un réseau ferroviaire, originalité formidable que j'aurais peut-être dû souligner d'entrée de jeu. Un seul autre terminal, à Bettembourg, au Luxembourg, dispose d'une mixité de technologies.