C'est peut-être votre côté bonne élève, madame la Première ministre : 20/20, franchement bravo ! Vous aurez mention « très bien », avec les félicitations du Président de la République, pour avoir rudoyé sans vergogne le Parlement avec votre projet de loi de financement de la sécurité sociale qui continue de détruire notre modèle social.
Néanmoins, il n'est pas certain que les Français vous en soient aussi reconnaissants. Le petit sourire satisfait que vous affichez désormais à chaque fois que vous déclenchez un 49.3 est perçu par certains comme le signe d'une déconnexion, voire d'une ignorance, de la réalité vécue par beaucoup de nos concitoyens.
Puisque vous êtes présente, tentons de leur donner la parole : « On n'en est même plus à choisir entre les loisirs ou manger – les loisirs, ça fait belle lurette qu'on s'en passe. On en serait plutôt à choisir entre les œufs et le lait – mais pas les deux –, ou entre le liquide vaisselle et le gel douche – de nouveau, pas les deux – quand on peut encore en prendre un… »
Des mots comme ce message posté sur ma page Facebook la semaine dernière à la suite de votre précédente motion de censure, nous touchent depuis un an et demi, alors que l'inflation, nous ne cessons de le marteler, pèse sur les ménages.
Et vous, vous revalorisez généreusement le RSA de 4,6 % au 1er avril, et les pensions de retraite de 5,4 % ! Bravo, cela représente 90 centimes de plus par jour pour un allocataire du RSA. Effectivement, comment se plaindre quand, comme Juliette, on réduit le montant de votre allocation parce que vous avez oublié de déclarer 40 euros de vente d'objets sur Le Bon Coin ? Je vous transmettrai une copie de l'excellent article du Monde de ce matin. Franchement, c'est indécent ! Eh oui, des assistés au bout du rouleau osent encore se plaindre d'un contrôle technocratique et inhumain !
Mais peut-être ces éléments sont-ils encore trop abstraits ? Que dire d'un lot de yaourts à 3,45 euros sur le site de Carrefour il y a moins d'une heure, quand ce produit coûtait 2,72 euros il y a un an. Une telle différence vous paraît ridicule ? C'est pourtant le quotidien de nos concitoyens.
Madame la Première ministre, puisque, pas plus que le ministre du travail, vous ne m'écoutez, allez-vous prêter attention aux rapports des banques alimentaires qui décrivent méthodiquement comment la précarisation de l'emploi allonge les files d'attente aux distributions organisées par des bénévoles ? Savez-vous que, parmi les actifs qui sollicitent l'aide des banques alimentaires, 60 % travaillent à temps partiel ? L'emploi précaire renforce la pauvreté et ceux qui perçoivent de bas salaires – comme d'ailleurs toute la classe moyenne – sont pénalisés par l'inflation, trappe à pauvreté.
Puisque vous avez souhaité interrompre notre parole pour la vingtième fois, laissez-moi vous citer celle des acteurs de la solidarité, dernier refuge de ceux que vos politiques précarisent. Vendredi matin à onze heures, pendant que vous fourbissiez votre vingtième 49.3, j'étais à la banque alimentaire du Calvados, aux côtés des bénévoles et des deux salariés et demi, afin de les écouter. Je leur ai promis de relayer leur parole : à Bretteville-sur-Odon, « l'entrepôt est trop petit – il faudrait qu'il soit trois fois plus grand pour gérer la demande. Quand les aides, comme le RSA, ne sont pas encore versées, les gens sont en difficulté, isolés et perdus. Lors de la faillite d'un commerce, les gens n'ont pas de chômage, ni de revenus. Ils ne touchent plus rien. Si Les Restos du cœur refusent désormais les cent plus « riches » sur leur liste, ceux-ci vont aller toquer à d'autres portes, mais lesquelles ? Personne n'a envie de refuser des gens, de trier entre les pauvres. Pourtant, de plus en plus de travailleurs viennent, ça pose des questions. Pour les banques alimentaires du Calvados, c'est Amazon qui donne un chèque de 12 000 euros pour acheter des conserves, Amazon qui met des camions et des chauffeurs à disposition ! »
Oui, vous avez bien entendu : l'entreprise Amazon, championne de l'optimisation fiscale, professionnelle des conditions de travail dégradées, des cadences infernales, des rotations à la chaîne, se substitue à l'État pour financer les banques alimentaires. Quel symbole ! Assumerez-vous devant la représentation nationale le montant des exonérations d'impôts qu'entraîne la politique de responsabilité sociale et environnementale (RSE) de l'entreprise américaine ?
Le lendemain, samedi, à dix heures, j'étais invité en Ardèche pour parler de travail et d'emploi et pour défendre une autre vision que celle prônée par votre ministre du travail, Olivier Dussopt.
Au Teil, j'ai rencontré l'association Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD), qui promeut un ambitieux projet de transformation du territoire et dont vous vouliez réduire les subventions.
À Privas, nous sommes allés à la rencontre des salariés d'une ressourcerie. Ils déplorent que votre gouvernement détourne le modèle des ateliers et des chantiers d'insertion : « Nous accompagnons de plus en plus de personnes de plus de 50 ans et de moins de 25 ans. La semaine dernière, une dame âgée de 66 ans est venue nous voir : elle n'avait pas de solution. La dernière réforme de l'assurance chômage a beaucoup changé les choses. Des personnes qui auparavant pouvaient payer leurs factures n'y arrivent plus. Nous avons même une bénéficiaire qui a une licence de langues étrangères appliquées (LEA). Tout est déréglé : les réformes comme celle de l'assurance chômage renvoient les gens vers le RSA. Il y a une colère forte, les gens vivent dans des logements pourris, ce sont des invisibles. » Vous n'avez pas augmenté les plafonds des chantiers d'insertion et les personnes susceptibles de bénéficier des dispositifs d'insertion sont donc de moins en moins nombreuses : c'est votre politique.
Une heure plus tard, je suis allé à la rencontre des bénévoles du Secours populaire : « Il n'y a pas eu de distributions en novembre car nous n'avons plus de stocks. C'est difficile. Notre secrétaire générale a alerté Mme Borne sur l'utilisation des fonds européens de l'aide alimentaire qui ne sont pas consommés par la France. Nous n'avons pas d'étudiants sur notre territoire, mais nous avons désormais des lycéens qui viennent prendre des paquets de biscuits. Dans nos territoires ruraux, même l'accès aux droits est en danger, puisque se déplacer coûte trop cher. Les gens n'ont plus les moyens de venir chercher à manger. Quand ils viennent, on n'est pas prêts, on n'est pas « France Services bis », on ne peut pas compenser par des appels à projets à durabilité limitée. À un moment, on se pose la question : jusqu'à quand devra-t-on se battre pour obtenir quelques subsides que l'État attribue pour accompagner son désengagement ? »
Ce désengagement de l'État, je ne peux que le constater dans le Calvados, votre département, madame la Première ministre. À Ouistreham, des hommes sont frigorifiés – j'ai pu le constater dimanche dernier. Ils attendent une mise à l'abri qui est de votre devoir, mais qui tarde : faute de moyens, l'hébergement d'urgence est saturé. Il gèle, madame la Première ministre, il pleut. Comme ils n'ont pas assez de tentes, ils doivent se relayer pour dormir. Plus de la moitié d'entre eux ont déposé une demande d'asile. En attendant, ils n'ont droit à rien, ne possèdent rien et sont considérés comme des moins que rien.
À Ouistreham, comme on me le rappelait à la banque alimentaire, « il y a de plus en plus de jeunes, certains ont 12 ou 13 ans. » À cause de la gale et de la tuberculose, la Croix rouge a du mal à trouver des bénévoles pour leur donner à manger : « Nous n'avons pas de ligne de crédit sur la maraude à Ouistreham pour avoir de l'aide alimentaire. »
Il y a Ouistreham, mais aussi Dunkerque, Calais… Partout des campements de fortune et des exilés qui cherchent tout simplement à survivre et qui, pour la plupart, ne désirent qu'une chose : travailler, s'intégrer en France, vivre dignement. Pendant ce temps-là, votre ministre délégué chargé du logement déclare dans Le Monde : « J'ai 1 600 migrants à Dunkerque, je les « gère ». Ce qui me paraît plus important, c'est que les gens ne soient pas étranglés par leur rythme de vie et leur pouvoir d'achat. »
Bravo, monsieur le ministre délégué ! Mais, voyez-vous, malgré votre « en même temps » qui divise, les gens sont quand même étranglés par leur rythme de vie et leur pouvoir d'achat – à cause de vos politiques ! Et « en même temps », votre devoir – notre honneur –, devrait aussi consister à considérer les exilés autrement que comme des chiffres qu'on « gère ».
Au-delà de ces propos, l'indignité, c'est celle des conditions dans lesquelles nous accueillons ceux que l'on arrête à la frontière.
Madame la Première ministre, laissez-moi vous raconter ce que j'ai vu à Menton. Le poste-frontière de Menton comprend un local de mise à l'abri. Parfois, des dizaines d'hommes attendent dans une courette, en plein cagnard. Quelques-uns dorment sur des bancs en métal, mais la plupart doivent s'allonger à même le sol goudronné. À l'intérieur, dans une salle de trente mètres carrés, une quarantaine de personnes – des mineurs, des familles, des bébés – se partage quatre matelas de sol, des toilettes à la turque putrides et un point d'eau. Des bébés, madame la Première ministre, des bébés dorment là !
Je garderai toujours en mémoire l'image de ce couple avec leur toute petite fille de 9 mois, arrivant à vingt heures trente au poste-frontière. Ils vont passer la nuit là, à même le sol. Le lendemain à dix heures, je les retrouve par hasard à Vintimille. Ils n'avaient évidemment pas dormi ; ils ont fui la Guinée et l'excision. Au poste, on leur a demandé leur identité, mais pas s'ils voulaient demander l'asile ou voir un médecin, alors que leur petite fille était malade depuis trois semaines. On les a conduits dans cette pièce surpeuplée, où la petite fille a dormi sur l'épaule de son père allongé sur le carrelage sale. À huit heures, on les a remis dehors : ils ont dû marcher deux heures sur le bas-côté pour retourner en Italie. Madame la Première ministre, cela ne devrait pas être la France – mais c'est la France !
Vendredi dernier, de retour à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République, j'ai assisté, médusé, à vos renoncements : durcissement du regroupement familial et du droit au titre de séjour pour étrangers malades, exigence d'un niveau de maîtrise de la langue française – alors même que les centres de langue n'ont pas de places !
Pour finir, je vais vous parler de Samassa, qui fait le ménage à l'Assemblée nationale. Elle est en France depuis quarante ans. Depuis plus de trente ans, elle nettoie les bancs sur lesquels vous êtes assis. Elle peine à joindre les deux bouts. Elle a abandonné sa demande de naturalisation, dont elle a été déboutée parce qu'il manquait une pièce. Sans rancune et avec le sourire, elle vient toujours nettoyer vos banquettes : elle a 68 ans et des problèmes de santé, mais elle continue de travailler. Aujourd'hui, je pense à elle, à ceux qui, malgré vos politiques, font tourner la France avec abnégation et sens du devoir.
Madame la Première ministre, en raison de l'inhumanité technocratique qui vous sert de politique, nous voterons la censure.