. – Merci de nous recevoir aujourd'hui pour présenter nos travaux dont le résumé figure dans le rapport numéro 17 de la CNE2.
J'insisterai d'abord sur le fait que la commission embrasse un domaine d'expertises très variées qui couvrent la chimie, la physique nucléaire, les sciences des matériaux, les sciences de l'ingénieur, la géologie et l'hydrogéologie. Cette pluralité s'avère particulièrement utile pour le suivi du dossier Cigéo que nous évoquerons plus tard.
La CNE2 procède toute l'année à des auditions des acteurs de la loi - le CEA, EDF, Orano et l'Andra - et nous effectuons également des visites techniques en France et à l'étranger.
Outre le rapport que nous remettons tous les ans, nous pouvons être saisis par l'OPECST sur des sujets spécifiques comme, ces dernières années, l'impact de la crise du Covid sur la filière nucléaire, en particulier sur la partie cycle du combustible, ou plus récemment sur les nouveaux réacteurs.
Je vais maintenant vous présenter le rapport 17 en insistant sur quelques messages issus de ce rapport.
Vous l'avez dit, la situation évolue très fortement, du fait des nombreux projets de nouveaux réacteurs, mais également en raison de la géopolitique et de la politique nationale.
Je ne reviendrai pas sur le discours de Belfort et les différents conseils de politique nucléaire (CPN) qui se sont succédé depuis un an et demi maintenant.
Les évolutions majeures dans le paysage appellent à prendre des décisions rapides qui nous engagent sur le long terme, une installation nucléaire ayant une durée de vie de 30, 40 voire 50 ans.
Dans les études présentées à la commission, les acteurs de la loi se sont limités à des scénarios cohérents avec la Programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), mais qui sont aujourd'hui obsolètes. Cette PPE s'avère en effet en total décalage avec les nouvelles orientations à la fois politiques et géopolitiques qui prônent l'augmentation de la durée de vie des réacteurs actuels et la construction de nouveaux réacteurs.
La commission recommande donc qu'une nouvelle programmation définisse très rapidement des scénarios de puissance électrique installée en accord avec ces orientations. La totalité du cycle du combustible, y compris sa fermeture, doit être prise en compte.
La commission souhaite insister sur les impératifs de souveraineté qui imposent de tirer le meilleur parti des matières. Cet objectif est en partie réalisé par le mono-recyclage en réacteur à eau pressurisée (REP) opérationnel aujourd'hui. Il est indispensable de poursuivre dans cette voie.
La commission recommande de porter en priorité les efforts de R&D sur le déploiement de réacteurs à spectre rapide, seuls à même de permettre la fermeture du cycle et donc la meilleure valorisation possible des matières, qu'il s'agisse du plutonium ou de l'uranium appauvri.
Porté par le secteur privé, le développement des petits réacteurs avancés à spectre rapide tend à progresser très vite. Cette voie paraît plus pertinente que le multi-recyclage en REP sur la voie du cycle fermé.
Pour les mêmes raisons de souveraineté, la commission préconise de réaffirmer le statut de matière énergétique pour le stock d'uranium appauvri, mais aussi dans une moindre mesure pour le stock d'uranium de retraitement et de plutonium.
Les usines permettant d'assurer la fermeture du cycle auront besoin d'être rénovées ou remplacées vers 2040, ce qui nécessitera une prise de décision vers 2025. Il est indispensable que les acteurs de la loi actualisent la PPE, sur laquelle se basent les études préliminaires, afin de pouvoir instruire la décision gouvernementale dans leur décision d'investissement.
Concernant la gestion des déchets, la commission considère que les installations de stockage sont des ressources rares qu'on ne peut pas gaspiller. Il faut donc les utiliser de manière optimale.
Il n'existe pas aujourd'hui de solution de stockage identifiée pour les déchets de faible activité à vie longue (FAVL). La commission insiste depuis plusieurs années sur la nécessité de progresser sur l'identification et la qualification des filières de gestion pour ces déchets de faible activité dont la majorité sont déjà produits.
L'Andra étudie actuellement un projet de site de stockage à faible profondeur sur la communauté de communes de Vendeuvre-Soulaines. Nous comprenons des présentations que nous avons eues de l'Andra que ce site ne devrait pas recevoir la totalité des déchets FAVL, mais seulement les volumes qui seraient qualifiés pour cet emplacement. Avancer dans la qualification de ce site demeure quoi qu'il en soit déjà un pas en avant et il nous paraît indispensable de continuer sur cette trajectoire.
L'Andra a déposé début 2023 une demande d'autorisation de création (DAC) pour le centre de stockage de déchets de haute et moyenne activité à vie longue (HAVL/MAVL) Cigéo.
Cette demande s'appuie sur plus de trente ans d'études et de recherches dans des laboratoires, à l'Andra ou chez des partenaires institutionnels ou académiques à l'étranger. Ces travaux ont été réalisés en laboratoires de surface ou dans le laboratoire souterrain implanté dans la même couche géologique que celui destiné à accueillir Cigéo.
Conformément à la loi de 2006, la commission doit rendre un avis scientifique sur cette demande d'autorisation de création de site de stockage géologique profond.
Le dossier d'autorisation de création a été déposé début 2023. L'instruction de sûreté a été confiée à l'ASN qui va mobiliser son appui technique, l'IRSN. L'instruction scientifique est par ailleurs menée par la CNE2 en parallèle de nombreuses concertations qui continuent sur le site. Deux rapports de la CNE2 et de l'ASN doivent être réalisés dans un délai de trois ans. La procédure prévoit ensuite une mise à jour de la DAC en fonction des recommandations de l'ASN, une enquête publique et finalement l'inscription en vue du décret.
Du côté de la CNE2, l'instruction du dossier, qui comprend une dizaine de milliers de pages, est en cours. Nous avons également à notre disposition d'autres documents scientifiques, dont des thèses et des publications dans des revues à comité de lecture auxquelles les pièces du dossier font référence.
Nous ne nous interdisons pas d'adresser des demandes spécifiques à l'Andra pour obtenir des compléments d'informations sur certains points.
L'objectif de la CNE2 est de vérifier la robustesse des fondements scientifiques du dossier, la pertinence des modèles utilisés pour la démonstration et, plus généralement, l'effectivité de la démarche scientifique, en particulier sur des parties clés du stockage.
J'insiste donc sur le fait que le rôle de la CNE2, contrairement à celui de l'ASN, n'est pas de faire une instruction de sûreté.
La commission considère qu'il n'y a pas lieu de remettre en cause le consensus scientifique international et qu'aucune solution d'entreposage ne peut constituer une alternative au stockage profond. Celui-ci restera nécessaire pour gérer les déchets HAVL déjà vitrifiés, les déchets MAVL et, enfin, les déchets ultimes issus d'éventuelles opérations de séparation et de transmutation.
Je signale qu'un comité a été mis en place par le Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR) sur les solutions alternatives. Il regroupe de nombreux experts, y compris deux membres de la CNE2 et des représentants de la société civile. Ses travaux sont totalement indépendants de ceux de la CNE2, même si le président de ce comité est un ancien président de la CNE2. Afin d'éviter tout conflit d'intérêts, il a totalement coupé les ponts avec nous.
Dans le rapport n°16, la CNE2 avait déjà indiqué qu'elle étudiait toutes les propositions scientifiquement crédibles comme alternatives au stockage.
Ainsi, la transmutation, si elle ne permet pas de s'en affranchir, présente éventuellement la possibilité d'optimiser les capacités de stockage.
Les déchets de très faible activité (TFA) bénéficient déjà d'une filière opérationnelle susceptible d'être bousculée dans ses calendriers en fonction de l'avancement du démantèlement et des différents projets du cycle.
Sur les réacteurs innovants et leurs combustibles, je rappelle la saisine spécifique de la CNE2 pour regarder et évaluer dans le cadre de ses travaux l'impact de ces réacteurs innovants. Si la CNE2 n'a pas vocation à étudier les réacteurs en tant que tels, évaluer leur impact sur le cycle, que ce soit l'amont ou l'aval, fait partie de ses attributions et l'OPECST a souhaité le rappeler en mars 2022.
Il existe actuellement plus de 80 projets de petits réacteurs ou petits réacteurs innovants, Small Modular Reactors (SMR) et Advanced Modular Reactors (AMR), sur la scène française et internationale.
Nous avons rencontré un certain nombre de leurs porteurs pour approfondir leurs spécificités. Le fait qu'ils mettent, de façon générale, assez peu l'accent sur le combustible et encore moins sur l'aval du cycle, nous interpelle.
Nous recommandons donc une approche holistique incluant ces deux aspects ainsi que l'obligation pour les projets bénéficiant de fonds publics de présenter la façon dont ils envisagent la gestion du combustible, en prenant en compte à la fois l'approvisionnement et la souveraineté, mais aussi la partie aval du cycle.
Je souhaiterais maintenant évoquer les enjeux internationaux des SMR et AMR. Les SMR sont réputés moins efficaces que les gros réacteurs, donc plus chers au kilowatt-heure électrique. Cependant, le modèle économique des SMR repose sur l'effet de série, ce qui permettrait de diminuer les coûts de construction et de proposer des prix de l'électricité attractifs, y compris vis-à-vis des grands réacteurs. Cela n'a pas été encore démontré, mais c'est l'objectif recherché.
Pour atteindre ces objectifs, une certaine standardisation est nécessaire. Les projets devront également être validés par les autorités de sûreté des pays dans lesquels ils seront déposés. Aussi, des standards de fait devraient probablement apparaître, imposés soit par les autorités de sûreté soit par la consolidation du marché. Il n'y aura pas de place pour tous, seuls les premiers arrivés ou les plus solides survivront.
Le cinquième PNGMDR repose sur une PPE qui n'est pas du tout alignée avec les nouvelles orientations de la politique nationale. Il est donc important de revoir ce plan, soit en le modifiant, soit en le transformant directement en un sixième PNGMDR. La CNE2 propose des recommandations pour la mise à jour de ce PNGMDR.
D'abord, le cinquième PNGMDR se concentre sur l'aval du cycle et évoque assez peu l'amont. Dans une optique de souveraineté énergétique, nous considérons qu'il est d'une importance stratégique d'accélérer les études sur la valorisation des matières radioactives actuellement entreposées sur le sol national.
Ensuite, il nous paraît important d'étudier la question des nouveaux combustibles, y compris leur impact sur le cycle des matières et des déchets, que ce soit pour les réacteurs actuels, les nouveaux réacteurs EPR2 et, éventuellement, les réacteurs innovants.
J'en viens à la mission que la CNE2 a menée au Royaume-Uni en juin 2023 dans le contexte d'une autre vision du renouveau du nucléaire.
Le Royaume-Uni s'est fixé des objectifs de réduction des émissions de CO2, notamment pour la décarbonation de l'électricité. Dans ce but, il mise en premier lieu sur l'éolien en mer et en second lieu sur le nucléaire.
La production nucléaire de ce pays est aujourd'hui assurée par des réacteurs AGR, anciens, ne pouvant être prolongés pour des raisons techniques. Au-delà de 2025, il ne restera qu'un seul réacteur de ce type au Royaume-Uni. Il est donc indispensable pour le pays d'accélérer très fortement la construction de nouvelles centrales.
Le Royaume-Uni a annoncé un plan de relance du nucléaire pour les trente prochaines années reposant sur trois volets : la construction de réacteurs de forte puissance, trois paires étant prévues dont Hinkley Point C en cours de construction, des SMR dans une deuxième étape, puis des AMR à une échéance un peu plus lointaine.
Le projet de construction d'EPR à Hinkley Point C, avec EDF Energy comme maître d'ouvrage, avance bien et constituera un retour d'expérience très utile pour la France. Le projet de Sizewell C (SZC) devrait prendre la suite.
Pour le programme SMR, le Royaume-Uni a fait le choix de privilégier des projets qui reposent sur des technologies éprouvées, sans aucune innovation sur les réacteurs, mais uniquement sur la méthode de construction, afin d'accélérer la mise en service et de faciliter la qualification. Les projets de SMR s'appuient sur une méthode de construction modulaire permettant de réutiliser les mêmes éléments.
Le Royaume-Uni a annoncé avant la France un appel à projets qui est actuellement ouvert. Malgré la mise en concurrence affichée, il va très probablement privilégier l'expérience acquise par le passé (filières HTR et REP) et des technologies anglaises (concept de SMR-160 de Rolls Royce).
L'Angleterre a beaucoup misé sur le secteur privé et assume aujourd'hui un certain interventionnisme dans la mise en place de cette nouvelle stratégie nucléaire. C'est exactement ce que fait la France maintenant.
Contrairement aux porteurs de projets en France et ailleurs, le Royaume-Uni a pris en main très rapidement la question des combustibles dans une optique de sécurité d'approvisionnement, mais a malheureusement choisi d'assumer l'abandon du cycle fermé. Les usines de retraitement au Royaume-Uni ont fermé il y a quelques années pour diverses raisons. La cause principale reste l'absence de décision sur l'avenir de ces usines.
Pour l'aval du cycle, nous sommes allés visiter le site historique de Sellafield qui illustre la manière dont l'industrie nucléaire a fonctionné il y a quelques dizaines d'années en laissant derrière elle un certain nombre de problèmes à régler. Aujourd'hui, ce site coûte 2 milliards de livres par an et cette situation perdurera une centaine d'années.
Le Royaume-Uni est par ailleurs en quête d'un site de stockage définitif pour les déchets de haute activité.
Je termine par une remarque relative aux questions de souveraineté. Les Britanniques disposent à la fois d'usines de conversion, d'enrichissement et de fabrication du combustible, ce qui leur permet de maîtriser pour eux-mêmes toute la chaîne du combustible, et accessoirement de viser des marchés d'export en particulier vers l'Europe de l'Est.