D'ici quelques semaines notre Assemblée débutera l'examen du projet de loi dit « Immigration », déposé par le Gouvernement sur le bureau du Sénat il y a presque un an. Ce texte vient ainsi s'ajouter à la longue liste de textes législatifs adoptés depuis des années en matière de droits des étrangers : il s'agit du 29ème projet de loi sur l'immigration déposé depuis 1980 et de la 58ème loi en la matière depuis 1945. Si notre droit national nécessite assurément d'être réformé, la succession de ces textes, dont aucun n'est parvenu à provoquer un infléchissement de la dynamique migratoire, démontre que les mesures entreprises ont été insuffisantes.
Le constat est en effet clair : la France et l'Europe connaissent une hausse durable des flux migratoires.
Depuis la crise de 2015, les franchissements irréguliers des frontières extérieures de l'Union européenne n'ont jamais été aussi élevés. Ils ont plus que doublé depuis 2020, passant de 125 000 entrées illégales enregistrées en 2020 par Frontex à plus de 300 000 en 2022. La dynamique constatée sur l'année 2023 n'est guère meilleure : Frontex a décompté 280 000 franchissements irréguliers entre le 1er janvier et la fin du mois de septembre, ce qui laisse présager d'un nouveau record.
Hélas, le projet de loi qui nous est présenté ne comporte aucune mesure à même d'infléchir cette dynamique. Les dispositions proposées en matière d'éloignement ne constituent que des ajustements à la marge du cadre juridique existant. Elles ne permettront pas d'améliorer le taux d'exécution des obligations de quitter le territoire français (OQTF) et autres mesures d'éloignement, qui ne cesse de se dégrader. Il y a d'ailleurs un paradoxe : en multipliant le nombre de personnes qui pourront être destinataires d'une OQTF sans pour autant y adjoindre de mesures qui permettent d'en augmenter l'application, le risque d'une nouvelle dégradation du taux d'exécution de ces OQTF est élevé. Je rappelle que ce taux est un indicateur de performance dans les programmes d'action et de performance budgétaires, toute comme dans les analyses du gouvernement et du ministère de l'Intérieur sur le sujet. Pour mémoire, à peine 10 % des mesures prononcées sont effectivement exécutées. Ce taux atteint tout juste 20 % au niveau européen, avec des disparités extrêmement importantes entre les Etats. Certains pays dépassent ainsi la barre des 50 %.
Pire encore, le projet de loi prévoit d'autoriser la régularisation de certains travailleurs sans papiers en créant une prime à la fraude à la législation du séjour des étrangers et au Code du travail. En encourageant les étrangers en situation irrégulière et les employeurs à se maintenir dans l'illégalité, il y a une incohérence avec la volonté affichée par le gouvernement de limiter les flux illégaux et de les transformer en flux légaux, en particulier en flux de travail.
En tant que rapporteur pour observations de la commission des affaires européennes, je souhaiterais attirer plus particulièrement votre attention sur le contexte européen dans lequel s'inscrit ce projet de loi. Trois éléments me semblent particulièrement importants :
Le premier est l'articulation des mesures nationales proposées avec le cadre tracé par l'Union européenne. Cela constitue en effet un enjeu majeur de l'efficacité de la politique migratoire. L'immigration est une compétence partagée de l'Union européenne et des États membres qui fait l'objet d'une législation communautaire foisonnante. À cet égard, la présentation du projet de loi intervient alors même que les négociations sur le Pacte sur l'Asile et la migration, qui réformera de manière substantielle les règles migratoires européennes, sont en cours d'achèvement.
L'adoption du Pacte est susceptible de nécessiter une profonde adaptation des dispositifs nationaux d'instruction des demandes d'asile et des moyens de contrôle des frontières. Ainsi, il est regrettable que soit présenté au Parlement un énième projet de loi sur l'immigration sans que soient évoqués les effets de l'adoption prochaine du Pacte, qui aura des conséquences majeures pour notre politique migratoire. Nous prenons le risque de devoir discuter d'un nouveau projet de loi une fois le pacte adopté, dans les prochaines semaines ou les prochains mois.
Le deuxième point que je souhaite aborder concerne les contraintes imposées par le droit de l'Union européenne. Les défaillances de la politique migratoire européenne sont susceptibles d'avoir des conséquences non négligeables sur chacun des États membres comme l'a montré la crise de 2015. De plus, les dispositions du projet de loi entrent dans le champ d'application de plusieurs directives européennes qui s'imposent au législateur.
C'est pourquoi, dans le contexte d'une forte reprise des flux migratoires, il est indispensable que les autorités françaises utilisent pleinement les marges de manœuvre accordées par le droit de l'Union européenne. Dans ce domaine, plus encore que dans les autres, il convient de lutter contre la surtransposition des directives, en n'introduisant pas des normes plus contraignantes que celles exigées par le droit dérivé de l'Union européenne.
En outre, plusieurs jurisprudences de la Cour de Justice de l'Union européenne sont récemment venues fragiliser le dispositif français mis en place pour contrôler nos frontières intérieures. Il conviendra d'être particulièrement attentif aux conséquences de ces décisions sur l'efficacité de la maîtrise des flux migratoires sur notre sol.
Bien souvent, les jurisprudences des cours européennes font également obstacle à l'exécution des éloignements. Ainsi, tous les efforts déployés par le Gouvernement dans ce projet de loi pour réduire les protections accordées aux étrangers troublant l'ordre public n'auront sans doute qu'un effet limité. En effet, nos juridictions devront examiner la conformité de la mesure d'éloignement au regard des dispositions de la convention européenne des droits de l'homme, en particulier concernant le respect de la vie privée et familiale. La portée d'un projet de loi visant à faciliter l'application des mesures d'éloignement sera donc extrêmement réduite sans une nouvelle articulation entre le droit national et le droit européen dans ce domaine, par exemple en réformant la Constitution afin de faire prévaloir le droit français sur le droit international en matière migratoire.
Enfin, l'Union européenne ne doit pas constituer qu'un espace de contraintes : elle est aussi porteuse d'opportunités à condition de se saisir pleinement des outils qui sont offerts par le projet européen. On peut par exemple penser aux vols affrétés par Frontex pour faciliter les expulsions, que la France n'utilise pas assez. Face au phénomène migratoire, qui est mondial et complexe, l'Europe peut constituer l'échelon approprié pour maîtriser les frontières extérieures du continent et mener un dialogue coordonné avec les pays tiers.
C'est pourquoi, la France et l'ensemble des États membres doivent pleinement utiliser les outils d'incitation à l'égard des pays tiers. La mise en œuvre du dispositif permettant de conditionner la délivrance des visas à la bonne coopération en matière de réadmission pourrait être effectuée de façon beaucoup plus ferme et systématique. La conditionnalité de l'accès aux financements de l'Union européenne par les pays tiers à l'ensemble à des objectifs migratoires apparaît également indispensable.
L'Europe s'est fixé, à travers les traités, l'objectif de bâtir un « espace de liberté, de sécurité et de justice ». La réussite de ce projet nécessite de s'appuyer sur des États forts disposant de la maîtrise de leurs frontières. La souveraineté européenne ne se construira pas sans États souverains.