Je suis présente aujourd'hui en tant que scientifique. Le cas du glyphosate a placé la controverse sur mes travaux. Je suis directrice de recherche à l'Inrae et je travaille depuis près de vingt ans sur la toxicité des molécules et l'impact des polluants sur la santé, en particulier le cancer.
Je suis également à la tête d'un consortium scientifique qui s'appelle Holimitox, qui travaille sur l'approche intégrative de la toxicité de certains pesticides qui bloquent la respiration cellulaire. Une partie de mon équipe travaille en toxicologie et en biologie à l'Institut de recherche en santé, environnement et travail (Irset) tandis qu'une autre partie travaille en sociologie des sciences au Laboratoire interdisciplinaire sciences, innovations, sociétés (Lisis), à l'Inrae de Paris. C'est la raison pour laquelle j'ai une approche assez interdisciplinaire de la problématique des pesticides.
On vous a certainement remis des documents imprimés pour vous expliquer les enjeux de la toxicologie. En préambule, je tiens à préciser que mes recherches s'intègrent dans des politiques de santé publique, telle que définie par le bactériologiste américain Charles Edward Winslow en 1920. En vertu de cette définition, « la mission de la santé publique est de prévenir les maladies et de prolonger la vie, de promouvoir la santé et les capacités physiques à travers les efforts coordonnés de la communauté pour l'assainissement de l'environnement, (…) afin de permettre à chaque individu de jouir du droit inné à la santé et à la longévité ». Un environnement sain fait donc partie de la mission de la santé publique. Je travaille pour ma part exclusivement dans ce sens.
J'ai préparé un petit support qui symbolise le fossé qui existe entre la biologie et la science du cancer par rapport à la toxicologie réglementaire. Il existe de fortes contraintes en toxicologie du fait de la présence de 85 000 produits chimiques de synthèse commercialisés actuellement et de l'émergence de 1 000 nouvelles molécules sur le marché chaque année. Le constat est que nous ignorons la toxicité de 80 % des molécules chimiques auxquelles nous sommes actuellement exposés.
En tant que toxicologues, nous devons évaluer au mieux la toxicité de ces substances. Comment les toxicologues travaillent-ils ? En fait, nous avons une position d'étude et de prévention. Au sein des laboratoires, nous travaillons sur des modèles cellulaires ou des animaux, que nous exposons à des polluants afin d'essayer de prédire les effets sur l'être humain. Il s'agit bien évidemment d'une question complexe puisqu'on cherche à prédire la toxicité pour les adultes, les fœtus, les femmes enceintes, les personnes âgées et les personnes vulnérables ou malades, qu'il s'agisse d'hommes ou de femmes.
J'en viens maintenant à la toxicologie réglementaire, qui est basée sur la gestion des substances chimiques. Avant 1976, il n'y avait pas de réglementation stricte des produits chimiques. Ces derniers étaient donc mis sur le marché sans exigence de tests de toxicité. Des agences réglementaires se sont ensuite créées : l'agence de protection de l'environnement (EPA) aux États-Unis ; l'Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) en Europe ; et l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) en France.
Ces agences réglementaires contrôlent et pratiquent, sur présentation de dossiers produits par les firmes, des tests qui permettent d'évaluer la toxicité. Ensuite, en tant qu'agents chercheurs dans un laboratoire de recherche, nous intervenons en conduisant des études après la mise sur le marché, c'est-à-dire après une exposition généralisée aux substances chimiques. Autrement dit, lorsqu'on nous demande des preuves biologiques, il y a déjà des effets toxiques potentiels, voire effectifs. Il faut savoir que les tests ne sont pas forcément menés avec une grande rigueur sur le plan de la toxicologie réglementaire. J'ai vraiment détaillé ce qu'est la procédure réglementaire dans ce support. C'est un point important puisque ça reste la clé des débats, notamment au sujet du glyphosate.
Pour la procédure d'autorisation des substances actives, les industriels soumettent un dossier qui est étudié par l'Efsa. Cela donne lieu à des examens de la part des pays membres rapporteurs. Il en ressort une première conclusion. S'il existe des indices selon lesquels la substance en question pourrait être cancérigène, c'est alors l'agence réglementaire des substances chimiques (Echa) qui prend le relais. Cette dernière réglemente la classification et détermine si la substance est cancérigène, mutagène ou reprotoxique.
J'en viens à la manière dont la biologie caractérise une cellule cancéreuse. Il y a maintenant un consensus quant au recensement de 14 critères de cancérogénicité d'une substance. Une substance perturbe un certain nombre de mécanismes à son arrivée dans la cellule. L'ensemble de ces processus est étudié dans les laboratoires de toxicologie. Ils sont parfaitement reconnus et examinés par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ), qui évalue la cancérogénicité des substances. Toute la littérature scientifique disponible est alors consultée. Il n'y a pas de biais sur la prise en compte d'un mécanisme de toxicité ou de cancérogénicité.
En termes de classification, lorsqu'un cancérigène est classé de type 1, c'est qu'a été mise en évidence une cancérogénicité avérée pour l'être humain ; nous avons des preuves fortes. Et ce, notamment en épidémiologie, avec un recensement des cancers manifestes chez les personnes exposées, des données effectuées en laboratoire auprès de rongeurs et une compréhension des mécanismes de toxicité. Lorsqu'on parvient à classer un cancérigène de type 1, ça signifie que notre service de santé publique n'a pas fonctionné.
Les classifications du Circ, qui entraînent des catégorisations en 2A ou 2B, sont basées sur l'état des connaissances et le niveau de preuve au moment de l'expertise. Elles doivent être prises comme des signes de précaution à prendre afin de ne pas atteindre le niveau de catégorie 1, où on recenserait alors les victimes. À ce jour, parmi 1 421 substances actives, 428 sont autorisées en Europe. Or, seule une soixantaine d'entre elles ont été examinées par le Circ.
Par conséquent, le Circ n'est pas en mesure d'expertiser la cancérogénicité de toutes les substances. Le Circ a pour particularité d'être une agence sous l'égide de l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Il n'a pas de mission de réglementation ni d'autorisation de mise sur le marché. En revanche, il représente le Graal en termes de qualité et d'expertise scientifique pour la classification des substances.
Lorsqu'une nouvelle substance fait l'objet d'une demande de mise sur le marché, les agences réglementaires se basent tout d'abord sur les données fournies par les industriels afin d'en déterminer la toxicité. Lorsqu'il existe de la littérature scientifique, notamment dans le cadre d'une réautorisation, l'Efsa se doit de la consulter. Pour autant, elle n'est pas toujours disponible.
Comment l'Efsa gère-t-elle la sûreté des substances ? La réglementation est essentiellement basée sur la gestion du danger, avec une valeur de référence en dessous de laquelle on estime qu'il n'y a pas d'effets toxiques. C'est ce qu'on appelle le principe de Paracelse, qui date de la Renaissance : « À toute chose son poison. Rien n'est sans poison. Seule la dose fait qu'une chose n'est pas un poison ». Autrement dit, on estime qu'on peut gérer les substances à partir du moment où on maintient le niveau d'exposition au plus bas. Il y a deux exceptions puisqu'on estime qu'il n'existe pas de dose sûre pour les produits cancérigènes et les perturbateurs endocriniens.
J'ai voulu vous donner un ordre d'idée des dossiers produits par les industriels qui arrivent entre les mains des experts de l'Efsa, à savoir. Actuellement, je suis aussi experte à l'Anses, au sein d'un comité qui examine la dangerosité des pesticides. J'ai pu voir concrètement la manière dont les dossiers sont expertisés et les données qui sont fournies par les industriels.
Pour les dossiers qui ne sont pas très anciens, prenons l'exemple d'un pesticide qui daterait de 2006, j'ai reçu une cinquantaine de dossiers et fichiers scannés ou photocopiés. Nous devons tout lire. En sachant que chaque dossier compte une centaine de pages. À la page 17, vous avez des exemples de la façon dont les industriels rendent compte des données. S'ils gèrent 200 animaux, vous avez des données graphiques présentées pour chaque animal individuellement. Ça peut représenter jusqu'à 3 000 pages.
J'ai dû chercher des informations sur la toxicité rénale d'un pesticide que j'expertisais. Je suis parvenue à la conclusion qu'il était humainement difficile de tirer quoi que ce soit des données brutes de ces dossiers et d'être en mesure de les vérifier. C'est l'une des premières divergences entre des études scientifiques publiées, dont les données sont vérifiables, et les données fournies par les industriels, qui ne le sont pas humainement. Pour moi, c'est tout de même un choc.
Cela contribue à expliquer les conclusions que nous lisons ensuite dans les rapports de l'Efsa. En fait, les rapporteurs de l'Efsa reprennent le résumé des conclusions présentées au début des dossiers puisque cette partie est rendue intelligible. Le problème, c'est qu'elles n'ont pas pu être vérifiées. Ça constitue selon moi un biais qui complique notre travail consistant à chercher certains effets qui ne seraient pas apparus dans les conclusions de l'Efsa.
En ce qui concerne la gestion du risque et la fixation d'une dose journalière admissible, vous verrez dans le document qui vous a été transmis une étude observant les effets constitutifs d'une substance chimique à des doses croissantes. On cherche la dose la plus forte de la substance pour laquelle il n'y a pas d'effet toxique observable, ce qu'on appelle communément la NOAEL ( non observed adverse effect level ou dose sans effet nocif observable). On applique alors un facteur d'incertitude en déterminant que la dose journalière admissible pour un être humain va être 100 fois inférieure à celle d'une souris.
En fait, dans les dossiers réglementaires, il y a de nombreux cas où ça ne fonctionne pas très bien. En effet, il existe des cas où il n'y a pas de dose sans effet. Autrement dit, dès la plus petite dose testée, un effet toxique est observé. Dans ce cas, on applique simplement un facteur d'incertitude supérieur. On prend alors un facteur de sécurité supplémentaire en divisant par 300 au lieu de 100.
Le débat qui se pose pour fixer la dose journalière admissible est le choix de l'effet délétère. Or, il y a des maladies qui ne sont pas considérées comme des effets délétères. Par exemple, il est considéré qu'un cancer de l'utérus est plus grave qu'un cancer de la thyroïde ou du foie, qui pourrait alors ne pas être considéré comme un effet délétère. Il existe des négociations à ce sujet dans les dossiers. De la même manière, on estime que les maladies rénales chroniques ne sont pas un problème du fait que nous avons deux reins. Naître avec un problème rétinien n'est pas non plus considéré comme un effet adverse.
Il y a donc de très grandes lacunes sur l'identification des effets délétères pour lesquels les normes réglementaires sont effectuées. Parfois, l'effet délétère considéré est la mortalité, ce qui n'est évidemment pas satisfaisant en termes de prévention. Si le seul effet délétère est la mort, il est alors estimé que la substance n'est pas cancérigène.
Par ailleurs, il y a des distorsions dans la manière de conduire des recherches de toxicologie ; j'encadre d'ailleurs une thèse à ce sujet et nous avons pu quantifier ces effets. Des données statistiques sont introduites, notamment avec des groupes de contrôle non exposés et issus d'expérimentations conduites quelques décennies auparavant dans des laboratoires différents. On va donc être amené à comparer des animaux qui ne sont pas comparables. Nous avons constaté que lorsque les pesticides sont autorisés, les interprétations toxicologiques vont souvent dans le sens d'une minimisation des effets toxiques.
Les perturbateurs endocriniens ont pour effet de mimer l'action d'une hormone. Pour ces substances, on estime qu'il n'y a pas de dose minimale acceptable et qu'elles doivent être interdites. Une réglementation est en vigueur depuis 2018, mais elle est très peu appliquée. Tant et si bien que nous constatons la mise sur le marché de substances qui peuvent être à l'origine de perturbations endocriniennes.
Finalement, lorsqu'on regarde les dossiers réglementaires et la manière dont ils sont traités, il existe de grandes distorsions entre ce qui est fait dans les laboratoires et ce qui est fait dans les agences réglementaires. Cela peut expliquer les divergences que l'on observe.
On distingue différents niveaux de preuve scientifique, s'agissant en particulier des preuves épidémiologiques. À ce titre, on a de nombreux éléments sur les professionnels exposés aux pesticides. On a aussi des éléments sur les personnes riveraines exposées à la contamination généralisée des milieux. Enfin, il existe des impacts sur la contamination de la chaîne alimentaire pour les consommateurs.
Il s'agit de déterminer un niveau de preuve pour mettre en place un principe de précaution et protéger les personnes. On ne peut plus attendre d'avoir un grand nombre de données d'exposition des agriculteurs et des populations riveraines pour considérer les preuves biologiques qui avaient été prédites dans les laboratoires. Ces victimes pourraient être évitées.