Après avoir travaillé comme président du site de réservations voyages-sncf.com, j'ai été directeur général adjoint du fret auprès de M. Olivier Marembaud de janvier 2007 à septembre 2008, l'OPA sur Geodis ayant amené son remplacement par M. Pierre Blayau. J'ai également exercé des fonctions financières au sein de la SNCF en tant que directeur général finance de 2013 à 2014 et directeur général délégué performance de 2015 à 2020 auprès de M. Guillaume Pepy.
Les dix-huit mois que j'ai passés à Fret SNCF ont été très marquants. Cette période a été celle de l'ouverture au marché à la concurrence et de la confrontation avec la réalité. Je ne connaissais pas le fret. Le premier constat qui s'est imposé à moi fut celui d'une situation financière désespérée, malgré la situation de monopole. Je me souviens avoir éprouvé en 2003 le sentiment aigu de rejoindre une entreprise en faillite – faillite virtuelle faute d'entité sociale de plein exercice – à la lecture des comptes séparés.
Le chiffre d'affaires du fret de 2003 à 2006 était d'environ 1,9 milliard d'euros. Sa marge opérationnelle est restée négative pendant ces quatre exercices – de 200 millions d'euros en 2003 et en 2004, de 100 millions d'euros en 2005 et 2006. Le résultat net était négatif de 400 millions d'euros en 2003 et en 2004, de 220 millions d'euros en 2005 et de 260 millions d'euros en 2006, alors même que la concurrence n'était pas encore arrivée. Le bilan, très dégradé, présentait des capitaux propres négatifs et un endettement de 1,6 milliard d'euros.
Il va de soi que passer à la concurrence avec une telle situation financière et un bilan aussi mauvais ne pouvait être qu'un exercice de haute voltige dont les chances de réussite étaient extraordinairement ténues. L'ouverture à la concurrence a été d'autant plus compromise qu'après un exercice 2007 qui a grosso modo maintenu les résultats de l'année précédente, avec une marge opérationnelle négative de 108 millions d'euros et un résultat net négatif de 134 millions d'euros, la crise financière de 2008 a provoqué un effondrement global du marché. La réduction des parts de marché de Fret SNCF – de 95 % en 2007 à 76 % en 2010 – sur un marché en contraction a été catastrophique et les résultats ont replongé les années suivantes à un résultat net négatif de 450 millions d'euros.
Le diagnostic dressé par Olivier Marembaud et moi-même est connu de votre commission. Je l'exprimerai avec mes mots et mes souvenirs.
D'abord, la France n'est pas un pays favorable au fret ferroviaire, en raison de sa faible densité de population, de ses forts déséquilibres géographiques – entre l'Est et l'Ouest ainsi qu'entre le Nord et le Sud – et de la faible part de l'industrie dans son PIB. Or, pour un système de transport massifié, le territoire dans lequel il s'inscrit est décisif.
Ensuite, la moitié du trafic avait une composante internationale. La juxtaposition des monopoles était préjudiciable à la qualité et à la rentabilité des trafics, chaque monopole cherchant à réaliser des marges sur certains trafics et augmentant le prix global. Compte tenu des caractéristiques géographiques de la France, le service universel du wagon isolé était lourdement et irrémédiablement déficitaire.
Enfin, les ports français étaient comparés à ceux de l'Europe du nord, notamment ceux de taille modeste, et les évacuations ferroviaires des containers souvent peu favorables.
Par ailleurs, l'environnement du fret ferroviaire présentait les caractéristiques suivantes : saturation du réseau autour des grandes agglomérations et développement du transport express régional (TER), qui y contribuait ; dégradation des infrastructures et des petites lignes importantes dans les zones de fret ; priorité donnée aux voyageurs dans la régulation des trafics ; impact des conflits sociaux, spécialement fort sur le trafic de fret ; densité et qualité du réseau routier en France ; croissance du réseau autoroutier ; forte proportion de réseaux routiers non soumis à péage, contrairement au fret ; échec de l'instauration d'un péage pour les poids lourds en 2015 ; réduction de la taxe intérieure sur les produits pétroliers (TIPP) pour les poids lourds de plus de 7,5 tonnes, induisant une inéquité concurrentielle.
Forts de ce constat, nous avons articulé notre plan selon plusieurs axes.
Nous avons poursuivi l'intégration industrielle, allant jusqu'à créer des unités d'établissements de fret spécialisés et une ligne de management direct des collaborateurs par la direction de Fret SNCF. Cette gestion par activité a ensuite été généralisée au sein de la SNCF, ce qui lui a donné la cohérence de moyens, de direction et de management des entreprises concurrentes. Nous avons remis en cause le système de wagon isolé universel, qui était la première source de pertes financières, en continuant à réduire le nombre de gares de triage et en développant l'offre « multi-lots multi-clients ».
Nous avons poursuivi la renégociation des contrats commerciaux conclus avec les grands clients pour leur faire prendre des engagements de volume. Parfois, nous étions considérés comme des variables d'ajustement de la route. Il arrivait qu'une locomotive se présente pour deux wagons, car les camions étaient passés avant. Nous avons donc demandé à nos clients de s'engager sur un nombre de wagons pour lesquels ils payaient quel que soit le nombre de wagons remis. Par ailleurs, le développement des autoroutes ferroviaires s'est accéléré pendant cette période.
Nous avons créé des solutions alternatives à Fret SNCF, notamment les Voies ferrées locales et industrielles (VFLI), devenues Captrain. Cette filiale opérait selon le même modèle que les nouveaux entrants, en complément de Fret SNCF et en concurrence avec elle, pour se positionner comme nouvel opérateur. Par ailleurs, nous avons développé un réseau européen, en Allemagne, en Belgique et en Italie par priorité, pour offrir un service transfrontalier de point à point, en opérant dans ces pays comme nouvel entrant.
Nous avons poursuivi la gestion rationnelle et non discriminatoire du parc de wagons au sein de France Wagons, puis d'Ermewa, qui l'a absorbé à l'échelle européenne. Nous avons créé une société de location de matériels ferroviaires (ROSCO), Akiem, pour utiliser les locomotives de fret en excès et regrouper le savoir-faire de maintenance du groupe.
Telle était, brossée à grands traits, notre vision. Nous avons suivi ces axes au cours des années qui ont suivi, non sans résultats : Fret SNCF représente désormais 50 % du chiffre d'affaires, soit 800 millions d'euros, de la branche de transport ferroviaire de fret de la SNCF. Par ailleurs, la cession du wagonnier Ermewa en 2021 et celle d'Akiem en 2022 ont permis à la SNCF de renforcer ses fonds propres de plusieurs milliards d'euros. Cette bonne gestion du capital lui a permis de se soulager des pertes subies par Fret SNCF au cours des années précédentes.
S'agissant de l'enquête ouverte par la Commission européenne sur les aides reçues par Fret SNCF, qui a motivé la constitution de votre commission d'enquête, j'ignore la teneur de la discussion entre l'État et la Commission, mais je puis vous livrer des intuitions et des réflexions sur les faits juridiques et financiers.
Fret SNCF a été une division privée de statut social d'un établissement public industriel et commercial (EPIC), appelé SNCF puis SNCF Mobilités, jusqu'à la réforme de 2020. Toute activité hébergée au sein d'un EPIC bénéficie du soutien implicite de l'État, car un EPIC ne peut faire faillite et échappe aux règles usuelles du droit des sociétés, s'agissant notamment des règles relatives aux structures de bilan, en particulier à la maîtrise du rapport entre fonds propres et capital social. À mes yeux, c'est là que réside l'origine du gonflement d'une bulle de dette pendant quinze ans, au gré des déficits successifs, jusqu'à atteindre 5 milliards d'euros lors de l'entrée en vigueur de la réforme ferroviaire en 2020.
Si Fret SNCF avait été une société anonyme, la question de sa recapitalisation aurait été posée dès avant l'ouverture du marché, puis à de multiples reprises. Ce que nous observons à présent n'est que l'aboutissement de quinze années de refoulement de cette question, qui a été masquée par le comblement, en apparence indolore, des déficits de Fret SNCF logés au sein d'un EPIC qui pouvait les accueillir.
Par ailleurs, cette solution silencieuse a rendu paresseux l'État régulateur. L'EPIC SNCF comblant année après année les déficits sur ses ressources propres, les questions de fond relatives à la soutenabilité du fret ferroviaire en France – pas uniquement de Fret SNCF – ont été éludées.
Je note avec intérêt que, depuis que Fret SNCF est doté d'un statut de société anonyme, toutes les entreprises ferroviaires de fret françaises bénéficient d'aides spécifiques au péage et au wagon isolé. Nous sommes donc passés d'un régime d'absorption des déficits de Fret SNCF au sein d'un EPIC à une politique publique de préférence et d'aide au fret ferroviaire dont bénéficient tous les opérateurs et qui – les comparaisons à l'échelle européenne le démontrent – est la seule à même de permettre à la concurrence multimodale de se déployer harmonieusement, notamment en France.