Je dois préciser, à titre liminaire, en vous priant de bien vouloir m'en excuser, que vous entendrez certainement, de ma part, un certain nombre d'idées et d'arguments qui, je crois, ont déjà été exprimés dans le cadre de votre commission. Je ne le dis pas seulement parce que de hautes autorités sont intervenues bien avant moi – la Première ministre, le 19 septembre, et le ministre délégué chargé des transports, M. Clément Beaune, le 13 septembre –, mais aussi parce que le rôle du SGAE, en tant que service de la Première ministre, est de travailler à faire émerger, pour l'ensemble des questions européennes, une position française.
Notre quotidien est, en effet, d'envoyer des instructions à Bruxelles pour tous les textes législatifs en cours de négociation. Notre système, assez singulier – on est loin de le retrouver partout dans l'Union européenne –, a le grand avantage de permettre de réunir très rapidement l'ensemble des acteurs ministériels concernés par un sujet afin que la diversité des points de vue se fasse pleinement entendre et que la meilleure position possible – en tout cas nous l'espérons – soit ensuite arrêtée. Le corollaire est d'être très régulièrement en contact avec les institutions européennes, en lien constant avec la représentation permanente à Bruxelles.
C'est particulièrement vrai pour la Commission, compte tenu du rôle cardinal que les traités lui ont confié. Elle a notamment le monopole de l'initiative législative. Concrètement, c'est elle qui produit les propositions de textes, ce qui lui donne une place très structurante dans la vie législative de l'Union. S'agissant des questions qui vont nous occuper durant cette audition, à savoir la concurrence et les aides d'État, la Commission dispose, aux termes des traités, d'une compétence propre, d'un pouvoir de décision propre, alors qu'elle ne fait que proposer pour le reste – ce sont ensuite les États membres qui, au sein du Conseil de l'Union européenne et, dans quasiment tous les cas, du Parlement européen comme colégislateur, adoptent des propositions qui, sinon, resteraient lettre morte.
Le SGAE joue le rôle important que je vous ai exposé pour toutes les politiques européennes, au-delà des seules aides d'État. En ce qui les concerne, et s'agissant plus particulièrement de la question de Fret SNCF, nous servons d'interface parisienne, si je puis dire, avec l'ensemble des ministères concernés. Dans le traitement de ce dossier au niveau des services, nous avons ainsi beaucoup travaillé avec la direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGTIM) et l'Agence des participations de l'État (APE), dont vous avez auditionné les responsables. Nous l'avons fait en lien constant, comme je l'ai dit, avec la représentation permanente, dont la raison d'être est de se tenir, au quotidien, en contact avec les institutions européennes. Le rôle de ces administrations, comme MM. Coquil et Zajdenweber l'ont expliqué, est d'alimenter le dossier sur le fond, dans le cadre d'une stratégie que nous définissons tous ensemble, sous contrôle politique, cela va de soi. Notre représentation permanente, quant à elle, est l'interface bruxelloise.
Tel est le cadre dans lequel le SGAE, qui existe depuis 1948, agit pour structurer la parole française, que nous diffusons ensuite à Bruxelles, dans l'ensemble des enceintes – la Commission, le Conseil et, également à Strasbourg, le Parlement européen.
Je vais retracer, comme vous m'y avez invité, les différentes étapes qu'a connues ce dossier, en particulier à partir du moment où j'ai pris mes fonctions. Je rappelle que j'ai été nommé en conseil des ministres le 25 juillet 2022 et que j'ai pris mes fonctions au cours du mois d'août. On m'a alors très rapidement parlé de ce dossier que je ne connaissais pas. J'ai organisé des réunions avec l'ensemble de mes collaborateurs au SGAE afin qu'ils m'expliquent la nature de la difficulté. C'est là que j'ai compris que des plaintes avaient été déposées dès 2016 – il y en a eu d'autres par la suite, en 2018 et 2019, me semble-t-il – et que des échanges nourris avaient déjà eu lieu avec la Commission européenne depuis un certain nombre d'années. Ils ont d'ailleurs été fidèlement retracés dans la décision prise le 18 janvier.
Ces échanges avaient d'abord pour objet de renseigner la Commission, qui avait beaucoup de questions sur l'ensemble du dossier, y compris des aspects éminemment techniques. Nous nous sommes employés à apporter des réponses, que le SGAE ne pouvait pas produire lui-même puisqu'il est simplement chargé de coordonner et de répondre formellement à la Commission. Une pause a eu lieu en lien avec la crise pandémique, qui a eu par ailleurs un fort impact sur le fret ferroviaire comme sur l'ensemble des secteurs économiques, mais on s'est rendu compte – j'ai pu le retracer – qu'il y avait de la part de la Commission beaucoup d'interrogations sur l'existence potentielle d'aides d'État. Elle a donc posé un certain nombre de questions pour se faire une idée.
Les autorités françaises ont eu pour ligne constante de contester l'existence d'une aide d'État et de plaider que les transferts intragroupe au sein de la SNCF étaient le fait d'un investisseur avisé, ayant une stratégie et visant à atteindre une rentabilité de long terme. La décision adoptée le 18 janvier fait droit à l'ensemble des arguments que nous avons produits pour tenter de convaincre la Commission sur l'ensemble des chapitres – la question du comportement de l'investisseur avisé, celle de l'imputabilité à l'État, qui n'était pas évidente du tout, et celle de la prise en compte des exigences environnementales, que nous n'avons pas manqué de faire valoir. Le fait est que nous n'avons pas réussi à convaincre la Commission. Sinon, elle n'aurait pas décidé d'ouvrir une enquête approfondie.
J'avais senti à la faveur d'échanges parfaitement informels, non seulement avec les acteurs français que j'ai évoqués mais aussi avec la Commission, que le risque d'ouverture d'une enquête approfondie devenait de moins en moins théorique. Je précise que l'analyse du dossier relevait exclusivement de la direction générale de la concurrence, dont vous avez auditionné le directeur général, mais que la décision d'ouvrir une enquête approfondie appartenait à la Commission – c'est une autre dimension. Nous avons donc poursuivi le travail engagé pour essayer d'éviter une telle issue. Le ministre délégué aux transports, M. Clément Beaune, vous a clairement expliqué que nous avions fait beaucoup d'efforts en ce sens, que l'État s'était beaucoup battu, en employant tous les arguments que j'ai évoqués.
La Commission européenne n'a pas dit, dans ses écritures, qu'il s'agissait d'une aide d'État, que celle-ci était illégale et qu'il fallait la récupérer : elle a fait état des craintes sérieuses qu'elle avait à ce sujet. L'objet de l'enquête approfondie est précisément de vérifier si ces craintes sont fondées ou non. La Commission, vous le savez, s'interroge sur trois points en particulier : les avances de trésorerie de la SNCF au profit de Fret SNCF depuis 2007, dont le montant est estimé à 4,3 milliards d'euros ; l'absence de transfert à Fret SNCF par voie législative, en 2019, de sa dette financière de 5,3 milliards d'euros ; l'injection de capital, à hauteur de 170 millions, à l'occasion de la transformation de Fret SNCF en société commerciale. L'exposition maximale théorique qui en résulte est de 5,3 milliards d'euros, c'est-à-dire un montant dont on peut s'accorder à dire qu'il serait insoutenable pour Fret SNCF en cas de demande de remboursement.
Une telle enquête dure en moyenne entre dix-huit et vingt-quatre mois, selon la complexité des cas. Il semblerait qu'il y ait un risque sérieux – je le dis avec prudence, puisque tel est l'objet de l'enquête – que la Commission considère in fine qu'il s'agit bien d'aides d'État illégales et incompatibles avec le marché intérieur. Depuis le 18 janvier, nous faisons donc face à une alternative assez simple, bien que la question soit complexe sur le fond : soit ne rien faire, soit au contraire agir.
Ne rien faire voudrait dire attendre que la Commission rende sa décision, en espérant qu'elle constate finalement que c'était à tort qu'elle avait émis des doutes sur la légalité de l'aide d'État, ou sur son existence même ; mais il est évident que la Commission n'ouvre jamais tout à fait par hasard une enquête approfondie, et il est donc permis de penser que la décision pourrait être négative pour la France. Certes, on peut se dire qu'une telle décision de la Commission serait un acte juridique faisant grief et qu'elle serait par définition attaquable : nous pourrions donc aller devant la Cour de justice de l'Union européenne. Néanmoins, la décision serait d'application immédiate. Quand bien même nous obtiendrions gain de cause devant le juge, dans un délai qui est en moyenne d'un an et demi, le mal aurait été fait, en quelque sorte, puisque l'aide aurait été récupérée. Par ailleurs, rien ne nous permet de savoir ce que la Cour pourrait être amenée à dire. Parmi les éléments que nous avons examinés dans la pesée du pour et du contre, il y avait aussi la situation d'immédiate incertitude qui aurait prévalu. Dire à la Commission, en quelque sorte, que nous prenions acte de l'ouverture de son enquête approfondie et que nous lui donnions rendez-vous devant le juge aurait conduit à des incertitudes aux effets négatifs pour les clients, qui ont besoin de visibilité et ne sont pas captifs, pour l'entreprise, en raison de l'effritement de sa clientèle, mais aussi pour les salariés. La solution consistant à ne rien faire était tentante, mais il nous est apparu qu'elle n'était pas responsable – je crois que c'est le terme que le ministre délégué a employé. En tant que service administratif, nous avons travaillé à documenter cela, mais la décision a été prise par nos autorités politiques.
S'agissant de l'autre solution, qui consistait à faire quelque chose, l'état du droit européen est assez clair : la seule option est ce qu'on appelle la discontinuité, dont il est question depuis le début des travaux de votre commission d'enquête. La jurisprudence est très claire en la matière : des cas existent, comme ceux, bien connus, d'Alitalia et de la SNCM, la Société nationale maritime Corse-Méditerranée. La seule manière de garantir que l'entreprise concernée n'est pas redevable de l'aide d'État illégale – et donc tenue à rembourser – est, on le sait, de pouvoir constater au moment où la Commission rend sa décision qu'une transformation suffisamment significative de l'entité a eu lieu pour assurer une discontinuité au sens juridique du terme. La discontinuité s'apprécie sur la base d'un faisceau d'indices, et je crois que vous avez déjà eu connaissance d'éléments précis sur ce point lors de vos auditions. Je dirai néanmoins que s'il existe des principes communs, issus de la jurisprudence, que la Commission a elle-même détaillés dans des lignes directrices, il n'y a pas d'application mécanique d'une règle dans tous les cas : la spécificité de chacun d'eux est prise en compte.
Autrement dit, un schéma de discontinuité est construit en fonction des circonstances spécifiques du cas en question. C'est ce qui nous a amenés à considérer – mais il appartiendra à la Commission de nous dire ce qu'elle en pense – que nous pouvions procéder à un renoncement à 18 % du chiffre d'affaires, comme l'a rappelé la Première ministre lors de son audition, alors qu'une application plus basique, de droit commun aurais-je envie de dire – mais ce serait du bon sens avant d'être du droit –, aurait été de considérer qu'il fallait aller jusqu'à 50 % – cela paraît logique, et c'est d'ailleurs la solution qui a été retenue dans le cas d'Alitalia.
Nous avons construit le schéma de discontinuité en nous appuyant sur beaucoup d'arguments, notamment l'idée, qui n'était naturellement pas la seule préoccupation dans cette affaire mais qui était tout de même majeure, qu'il fallait éviter toute forme de report modal inversé. Nous sommes raisonnablement confiants dans l'analyse que la Commission pourra in fine accepter cet argument, qui fait partie du faisceau d'indices que j'ai évoqué. Forts de ce qu'est la jurisprudence et de la façon dont la Commission interprète les choses en sa qualité de gardienne des traités, nous avons cherché à voir comment on pouvait construire un schéma permettant de faire en sorte que la future entité devienne suffisamment différente pour qu'il puisse y avoir une discontinuité. Dans le même temps, et je pense qu'il est très important d'insister sur ce point, nous avons tenté de trouver un équilibre entre cette contrainte et la volonté qui est la nôtre de parvenir à maintenir le service, et donc l'activité des salariés. Ces exigences peuvent entrer en tension, pour ne pas dire parfois en contradiction, on le voit bien, mais c'est sur cette ligne de crête que nous avons essayé de cheminer au cours des derniers mois pour élaborer une solution.
Avons-nous des garanties de la part de la Commission ? Non, par définition, puisqu'elle a ouvert une enquête approfondie qui s'achèvera, comme je vous l'ai dit, dans un délai allant de dix-huit à vingt-quatre mois. La Commission est soucieuse – et c'est bien normal – de mener cette enquête en toute indépendance afin d'objectiver clairement la situation. Néanmoins, compte tenu du schéma présenté à la vice-présidente de la Commission, Mme Margrethe Vestager, et des échanges que nous avons pu avoir, tout informels qu'ils soient, il nous semble, comme le ministre délégué vous l'a expliqué, que nous pouvons avoir une « certitude raisonnable » que la Commission dise, lorsqu'elle rendra sa décision – c'est ce que nous soupçonnons, mais nous verrons –, qu'il existe bien une aide d'État, que celle-ci est illégale et qu'il faudrait donc la rembourser, mais qu'elle constate aussi une discontinuité qui conduit à écarter tout remboursement.
J'insiste, par ailleurs, sur la volonté des autorités françaises de conserver un acteur public au cœur du fret français. Le groupe SNCF ouvrira le capital des entités qui seront créées à un ou plusieurs actionnaires minoritaires qui exerceront aussi un contrôle sur l'entreprise, mais il restera absolument majoritaire et continuera d'intégrer, sur le plan comptable, les activités de ces nouvelles entités. Je me permets d'insister sur ce point car je crois que l'idée est apparue, au cours des différentes auditions que vous avez menées, que nous aurions, en réalité, la volonté de privatiser. Ce n'est pas le cas, je peux le dire à la place qui est la mienne. Ce n'est nullement l'objet du dispositif qui a été envisagé et je crois que cela ne sera pas davantage son effet. J'en veux pour preuve que, dans le schéma de discontinuité qui a été retenu, l'ouverture du capital s'adresse à des actionnaires qui pourront être des entités publiques. C'est très clairement prévu.
Je rappelle également, même si d'autres personnes, dont la Première ministre et le ministre délégué, se sont exprimées d'une façon beaucoup plus éloquente que je ne pourrai le faire, que le Gouvernement a pour ambition de soutenir la croissance du fret ferroviaire en France dans le cadre du Pacte vert et d'éviter un report modal inversé. C'est tout le sens de la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire et des soutiens majeurs apportés à ce secteur, dont votre commission a été pleinement informée.
Enfin, j'insiste sur le fait qu'il y a eu effectivement, à notre niveau – c'est notre raison d'être, que je vous remercie d'avoir rappelée tout à l'heure, monsieur le président –, des échanges nourris, mais de nature parfaitement informelle, avec la Commission. Le seul acte formel de son côté est, à ce jour, la décision qu'elle a prise le 18 janvier. Le suivant sera la décision qu'elle prendra à l'issue de son enquête approfondie.