Intervention de Gilles Kepel

Réunion du mercredi 8 novembre 2023 à 11h00
Commission des affaires étrangères

Gilles Kepel, professeur des universités à l'université Paris Sciences et Lettres et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure :

La Russie s'efforce de jouer, bien évidemment, un rôle antiaméricain dans l'actuel conflit israélo-palestinien. C'est l'occasion de gagner des points. Ce conflit présente aussi l'avantage de réduire l'attention occidentale, la capacité de concentration et le soutien à l'Ukraine. Cela dit, je ne suis pas sûr que les Russes soient très gagnants dans cette affaire. Comme vous l'avez vu, un avion qui se rendait de Tel Aviv à Moscou a dû faire une escale technique dans la capitale du Daghestan, où une foule – dont je ne pense pas qu'elle ait été manipulée par les services de sécurité russes – s'est précipitée à l'aéroport pour crier « Où sont les juifs et les Israéliens », « Allah akbar », « On va leur faire la peau ». Les bagarres qui ont suivi entre cette foule très motivée et des policiers qui avaient quelque peu du mal à lui taper dessus n'indiquent pas un parfait contrôle de la situation musulmane dans le Caucase. Le Daghestan est à côté de l'Ingouchie et de la Tchétchénie, que la France connaît par ses deux ressortissants qui ont tué des professeurs. La situation y est particulièrement tendue pour Poutine et, d'une certaine manière, celui-ci perçoit – comme nous, et contrairement aux Américains – les questions musulmanes comme un enjeu de politique intérieure autant qu'extérieure. Lavrov a récemment fait des déclarations mais je ne suis pas convaincu que les Russes soient dans une position extrêmement forte pour tirer bénéfice de la situation. Ils mettront bien sûr un peu d'huile sur le feu, c'est normal, mais je doute que cela aille très loin.

Pour ce qui est de la position de la France, la tentative d'amollir Vladimir Poutine a donné ce qu'elle a donné, comme nous le savons. Comme je n'ai eu de cesse de le répéter, nous avons tout intérêt à nous positionner, dans la sortie de crise, dans une perspective qui renouvelle la dynamique régionale, en considérant que le processus de prospérité économique est la clé mais que les Palestiniens doivent voir leurs droits respectés et en recueillir également les fruits. Le détail, on s'en occupera plus tard. En tout cas, je ne vois pas d'autre positionnement à ce stade. Nos interlocuteurs, qui partagent ces intérêts, sont principalement l'Arabie saoudite et les Émirats, avec le Koweït, et le Qatar, même si c'est plus complexe. C'est le quadrilatère qui possède les clés du coffre. Eux-mêmes sont aujourd'hui contraints d'agir car ils réalisent que cela les touche directement et qu'il s'agit d'un enjeu face à l'Iran.

Dans une perspective plus large, d'aucuns glosent autour de la fin du vieil Occident, de la formidable médiation chinoise, qui serait parvenue à faire la paix entre l'Iran et l'Arabie saoudite. Or n'est pas médiateur qui veut ; il ne suffit pas d'exporter du junk dans le monde entier, d'être un empire manufacturier, pour que la médiation soit respectée. C'est la conclusion morale de cette affaire.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion