Le Qatar joue depuis très longtemps un rôle intermédiaire. J'ai rencontré des Israéliens au Qatar bien avant la formalisation des liens. Dans les colloques, on voyait des Israéliens, qui apparaissaient généralement comme des Américains : ils avaient aussi un passeport américain et cela passait. Cela dit, depuis longtemps, l'on pouvait voir écrit « M. X – Université de Tel-Aviv ». Le Qatar accueille aussi, sur son territoire, de nombreuses universités américaines, comme Georgetown. Comme vous le savez, il dépense beaucoup d'argent, aux États-Unis, en France et en Europe. Le Qatargate est bien évidemment dans toutes les mémoires. D'aucuns s'interrogent sur le financement de certains dirigeants politiques de notre pays mais je ne me prononcerai pas moi-même sur ce sujet ; la justice s'en occupe.
Ce qui différencie le Qatar de l'Arabie saoudite et des Émirats arabes unis – le Koweït étant plus ambivalent – est son soutien absolu aux Frères musulmans. Pourquoi le Qatar a-t-il depuis toujours soutenu les Frères musulmans ? Le Qatar est tout petit, tandis que l'Arabie saoudite est un géant. Nous sommes quelque part sur la métaphore du tigre et de l'éléphant, qui était celle du Vietminh. L'éléphant, c'était le colonialiste français ou l'Arabie saoudite : le pachyderme qui domine la jungle, à condition d'être à peu près agile. S'il n'est pas agile, l'un des tigres lui saute sur le dos et déchire sa carapace ; les mouches viennent pondre dedans, l'éléphant tombe et l'autre tigre en fait son festin.
L'Arabie saoudite a toujours eu des velléités de faire taire le Qatar et de le maintenir sous sa coupe. Al Jazeera était l'un des moyens de lutter contre cette force saoudienne. Le soutien aux Frères musulmans était l'occasion, pour le Qatar, de disposer d'un réseau international très important, compétiteur des Saoudiens. À l'époque, les Saoudiens avaient un réseau salafiste. Actuellement, le prince ne veut plus du tout s'appuyer dessus, sans toutefois s'aliéner les bénéfices qu'il tire de sa fonction de chef spirituel et matériel de l'oumma islamique, d'organisateur du pèlerinage, de « desservant des deux lieux saints », comme l'on dit en arabe.
Il est vrai que le Qatar finance le Hamas mais, comme je l'indiquais tout à l'heure, il l'a financé avec la bénédiction de Benyamin Netanyahou. Celui qui organisait mensuellement l'arrivée des 10 millions de dollars par avion était Yossi Cohen, chef du Mossad à l'époque, à qui l'on prêtait des ambitions politiques qui ne se sont pas pour l'instant avérées. Les Qataris ont beau jeu de répondre : « Oui, on le faisait, mais à la demande des Israéliens. » Certains de vos collègues ont demandé que l'on saisisse les biens du Qatar en France : je doute que ce soit une politique très réaliste. On peut être pour ou contre la politique du Qatar, qui présente des ambiguïtés que j'ai moi-même soulignées dans plusieurs de mes écrits : aujourd'hui, le Qatar est dans une situation pivotale sans laquelle on ne peut pas fonctionner. On ne peut pas demander à tous les pays partenaires d'être exactement sur la même position que nous. Sinon, nous serions supplémentaires. Cela n'empêche pas de mettre la pression sur le Qatar, si vous le souhaitez, ou d'exposer les ambiguïtés de sa politique, mais il vit de cela.
Par exemple, le Qatar partage le plus gros gisement gazier du monde avec l'Iran, que les Qataris appellent North Dome et les Iraniens South Pars. L'Iran ne peut pas le forer à sa convenance en raison des sanctions internationales. Lorsque le Qatar fore, le niveau des réserves diminue donc globalement pour les deux parties. Il existe en tout cas une très forte complémentarité avec l'Iran : lorsque le Qatar était sous boycott de ses voisins, il passait par l'espace aérien iranien, ce que les Iraniens, du reste, facturaient relativement cher. Aujourd'hui, c'est un acteur incontournable.