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Intervention de Gilles Kepel

Réunion du mercredi 8 novembre 2023 à 11h00
Commission des affaires étrangères

Gilles Kepel, professeur des universités à l'université Paris Sciences et Lettres et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure :

Je n'avais pas relevé ; à mon sens, c'est peut-être un peu au-dessus de ses forces actuelles. Quoi qu'il en soit, la perte de cette réputation d'invincibilité est un enjeu très important en termes de symbolique politique.

Comment l'attaque du 7 octobre a-t-elle été déclenchée ? J'ai longuement écouté, la semaine dernière, le discours de Hassan Nasrallah, en arabe – je ne dis pas « en direct » car le discours a certainement été enregistré à l'avance, pour éviter que je ne sais quel algorithme israélien envoie un missile à cet endroit précis – ; je l'ai écouté au moment où il a été diffusé, avec une mise en scène montrant, à Nabatieh au Sud-Liban, à Beyrouth-Sud, des foules qui agitaient des drapeaux. J'ai été très frappé par son insistance sur le fait qu'il s'agissait d'une décision purement palestinienne, que ni l'Iran ni le Hezbollah n'étaient avertis, que même MM. Ismaïl Haniyeh, Khaled Mechaal et les autres, dans les hôtels luxueux de Doha, n'en avaient la moindre idée. Évidemment, le fait qu'il l'affirme avec tant de force ne prédispose pas à croire à la véracité de son propos. Ce discours a été quelque peu mis sur la touche car tout le monde s'attendait à autre chose : toutes les rédactions m'avaient mis en alerte – je suis une sorte de membrane médiatique –, avant finalement de me dire qu'il était inutile que j'intervienne, puisqu'il n'avait rien annoncé.

Hassan Nasrallah a pourtant annoncé quelque chose de très important, à savoir qu'il ne se risquerait pas dans une opération militaire. Le Hezbollah a la mémoire de la guerre des trente-trois jours de 2006, lorsqu'il a pris l'initiative pour aller enlever des soldats israéliens, avant d'enliser Israël dans son offensive, notamment à travers les tunnels, etc. Le Hezbollah était alors le héros de la rue arabe, avec déjà une préfiguration de l'alliance fréro-chiite ; au point que la seule voix arabe aujourd'hui audible de Casablanca jusqu'au fin fond de l'Arabie saoudite ou du Yémen est celle d'un chiite libanais. Il n'existe aucune autre voie que celle de Hassan Nasrallah qui puisse avoir le même impact, ce qui est très important et intéressant, puisque ses propos sont dictés par Téhéran. Il s'exprime avec beaucoup d'éloquence en arabe. Ali Khamenei parle arabe, puisqu'il a traduit en persan deux livres de Sayyid Qutb – l'idéologue des Frères musulmans –, mais avec un fort accent iranien. Dans le cas présent, Hassan Nasrallah s'exprimait de manière relativement melliflue, avec une grammaire simplifiée, mais avec du vocabulaire très sophistiqué et très politique. Il était parfaitement audible d'un bout à l'autre du monde arabe. D'une certaine manière, il posait comme norme du discours arabe actuel, qui visait les peuples et non les chefs d'État, un script rédigé à Téhéran, ce qui n'est pas anodin. C'est un rapport de force très important. Pour le comprendre, il faut avoir étudié l'arabe mais, avec la destruction aujourd'hui à l'œuvre dans notre université, il n'y en a plus pour longtemps.

Hassan Nasrallah a donc annoncé qu'il ne voulait pas engager le Hezbollah, dans la mesure où cela pouvait entraîner une catastrophe pour le contrôle iranien du Liban, avec le risque que la population excédée se retourne contre le Hezbollah. À ces raisons intérieures s'ajoute la présence, en Méditerranée, du porte-avions Gerald R. Ford, du porte-avions Dwight D. Eisenhower, qui est plus petit, et d'un sous-marin nucléaire venu affleurer dans le canal de Suez, afin que l'on puisse bien le photographier. La première décision américaine fut en effet d'envoyer ces groupes aéronavals. Si le Hezbollah avait initié la moindre action, les Américains auraient immédiatement attaqué. Les enjeux étaient très clairs et l'Iran ne veut pas se permettre l'escalade.

Cette affaire est également étonnante, dans le sens où le franchissement de la frontière entre Israël et la bande de Gaza, le 7 octobre, aurait apparemment dépassé les espérances les plus folles de ceux qui l'avaient mis en œuvre. Aux dernières nouvelles, 3 000 personnes auraient traversé cette frontière, toutes n'appartenant pas au Hamas. Lorsque la barrière a été ouverte, les frontaliers se sont rués derrière, sur un mode apparenté à la razzia. C'est une notion très présente dans l'imaginaire religieux musulman. En arabe, le 11 septembre est nommé par l'expression « al-ghazoua tein al-mubaraka tein », autrement dit « la double razzia bénie ». D'une certaine manière, l'attaque du 7 octobre est une razzia : on arrive, on prend, on tue le plus de gens possible. Dans le passé, on prenait les femmes pour les mettre dans les harems et les enfants pour en faire des musulmans. Dans le cas présent, c'est pour en faire des otages : pas seulement les femmes mais tous les gens disponibles.

Cela a été réalisé d'une manière assez irrationnelle car, d'une certaine façon, la masse des otages à gérer est un problème pour ceux qui les détiennent. Cela pose aussi un très gros problème pour le Qatar, qui a été érigé ou s'est érigé en intermédiaire car, d'une certaine manière, il a la coresponsabilité de la sûreté des otages. Pour les otages, c'est une forme d'assurance mais personne ne peut prédire leur sort au regard des aléas, des bombardements. En tout cas, cela donne le sentiment que l'opération a, une fois la frontière franchie, échappé à ses concepteurs, quels qu'ils soient.

Qui sont ses concepteurs ? J'ai déjà traversé cette frontière cinq ou six fois, il y a maintenant quelque temps. On y trouve des champs labourés, des senseurs partout, des miradors électroniques, etc. Il me semble impossible que le garagiste du Hamas ait pu désactiver cet ensemble avec sa pince et sa clé à molette. Vingt-neuf passages ont été comptabilisés, auxquels s'ajoutent des actions coordonnées aériennes et maritimes. Aujourd'hui, les sources que nous avons viennent d'Irak. Plusieurs personnes de la mouvance pro-iranienne Hachd al-Chaabi – « les milices de la mobilisation populaire » – ont parlé. L'Irak est un pays compliqué, dans lequel la limite entre la corruption et l'engagement idéologique est parfois un peu faible, ce qui permet d'obtenir quelques informations avec un peu de cash.

Je vous renvoie vers le site Al Monitor, qui me semble le mieux renseigné ; j'y ai collaboré mais ce n'est pas pour cette raison que je le cite. Selon ce média, ce qui a surpris l'establishment iranien et du Hezbollah est le jour du déclenchement. En revanche, il est attesté que des exercices de préparation avaient cours depuis quinze ou seize mois, aussi bien au Liban que dans les zones chiites d'Irak. Il est impensable que cette coordination ait été décidée par une seule personne répartissant les rôles sans préparation ; cette option est à écarter. Au contraire, on peut penser que c'est une opération qui a été montée. Dans la presse et sur les sites arabes du Hezbollah, du Hamas et d'autres, on pouvait lire des descriptions de la situation en Israël sous le gouvernement Netanyahou qui étaient, chaque jour, une « divine surprise » : les colons, la rupture à l'intérieur du pays, la fibre nationale, etc. La Knesset, ce n'est pas l'Assemblée nationale, du moins dans la vision peut-être trop idéalisée que je m'en fais : les députés passent leur temps à s'insulter, même s'ils sont au rendez-vous lorsqu'il s'agit de faire front. Rappelons-nous que les réservistes refusaient de servir. Ceci a été perçu comme une opportunité en or, qui ne se reproduirait jamais. C'était le moment d'attaquer et d'en finir avec le processus d'Abraham, ou en tout cas de le faire significativement dérailler.

Ce que l'on ne connaît pas précisément, c'est le choix du jour du déclenchement. En revanche, il semble plus certain que l'infrastructure ait été mise en place en amont et qu'il s'agisse du travail de la Force Al-Qods des Gardiens de la révolution, du legs posthume de M. Qassem Soleimani, dont la vengeance de la mort est un enjeu majeur pour l'Iran, presqu'aussi fort que de venger les 1 400 victimes pour Israël. Ce fut pour eux un choc absolument épouvantable. En Iran, vous pouvez acheter des vêtements, de la vaisselle à l'effigie de Soleimani. Sa mort l'a transformé en une sorte de dieu vivant. En tout cas, ce sont les éléments de connaissance dont nous disposons aujourd'hui.

S'y ajoute, dans le même ordre de questionnement, la fameuse attaque de l'hôpital Al-Ahli – et non pas « Halali » comme le disait la presse, Al-Ahli signifiant « national » –, hôpital géré par des religieux protestants : elle s'est opportunément produite alors que le malheureux Joe Biden était dans l'avion pour venir rencontrer les Israéliens et les Arabes. Cela a été imputé à un bombardement israélien. Mahmoud Abbas, pour le dire respectueusement, est resté chez lui. De fait, Biden n'a pu rencontrer que les Israéliens, ce qui était formidable pour la propagande iranienne, puisqu'il était clair que Biden ne venait que pour soutenir Israël et se moquer des Arabes. On a ensuite découvert qu'il s'agissait en fait de la conséquence d'une roquette tirée par le Djihad islamique palestinien, agent totalement iranien depuis très longtemps, fondé par Fathi Shiqaqi, qui avait dédié son premier livre aux deux imams du siècle, l'imam Hassan Al-Banna, fondateur des Frères musulmans, et l'imam Khomeini ; c'est, d'une certaine manière, le kérygme fondateur du fréro-chiisme. La roquette tombée sur l'hôpital est-elle tombée par erreur ? N'avait-on pas mis trop de poudre à l'intérieur pour qu'elle tombe à cet endroit et fasse dérailler la visite de Biden ? Les historiens le sauront peut-être un jour mais cela fait partie des marges des possibles.

En tout cas, il s'agit d'une opération préparée de très longue date mais dont la date semble peut-être avoir été choisie par la bête noire des Israéliens, qu'ils recherchent partout, Yahya Sinwar, qui est le plus haut responsable du Hamas présent sur le territoire de Gaza, avec le fameux Mohammed Deif, surnommé ainsi car il était toujours invité chez les gens – deif signifie « hôte » en arabe – et n'avait jamais de domicile fixe.

L'axe fréro-chiite se manifeste ainsi. Il avait été fortement entamé par la dynamique des accords d'Abraham. Le Qatar, pourtant soutien de l'axe fréro-chiite, en était même venu à s'en retirer et à considérer opportun, sinon à participer aux accords d'Abraham, du moins à s'inscrire dans cette dynamique, le Qatar ayant depuis longtemps un bureau de liaison avec Israël : il est épisodiquement fermé mais finit toujours par rouvrir. Cet axe fréro-chiite réunissait l'Iran, les Frères musulmans, le Qatar – les finançant en grande partie – et la Turquie d'Erdoğan. Or Erdoğan s'était aussi mis en retrait de cet axe, puisque la crise économique en Turquie est telle qu'il a besoin des pétrodollars saoudiens et émiratis, alors que les responsables de ces deux pays détestent les Frères musulmans. Ainsi, la contrepartie des pétrodollars était que les Frères musulmans égyptiens ne puissent plus s'exprimer en Turquie. Il les a donc fait partir ; ils sont tous venus en Europe. Comme vous le savez, le paradis des Frères musulmans, c'est l'Union européenne, qui subventionne largement leurs multiples activités, y compris les universitaires qui leur sont liés ou qui sont leurs proxys, au détriment de votre serviteur par exemple.

Aujourd'hui, Erdoğan a fait volte-face, ce qui lui vaudra certainement de s'exposer à l'avanie de l'Europe et des États-Unis. Il a reçu le ministre des affaires étrangères iranien, a prononcé un discours anti-israélien très virulent et, d'une certaine manière, s'est rapproché de cet axe. Erdoğan considère en effet qu'il existe pour lui une opportunité de challenger le leadership de Mohammed ben Salmane (MBS) sur l'islam sunnite. C'était déjà le cas au moment de la pandémie, lorsque MBS, en bon élève de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), avait conduit un pèlerinage avec, tous les cent mètres, un musulman représentant chaque pays du monde, et avec un masque sanitaire autour de son visage. C'est à ce moment qu'Erdoğan a réislamisé Sainte-Sophie avec son imam en chef, Ali Erbaş, qui brandissait le sabre. En tout cas, il me semble qu'une opportunité est en train de se présenter pour Erdoğan. Par conséquent, il a perdu tout le rôle médiateur qu'il s'était efforcé de construire jusqu'ici.

Un mot à présent sur la sortie du conflit. Il me semble que la solution est très largement entre les mains des pays du Golfe, qui ont le porte-monnaie, et qui ont déjà commencé à mener une diplomatie du chéquier, dont je ne dirais pas qu'elle est coordonnée avec les Israéliens mais qui a vocation à être perçue comme une option palestinienne par les Arabes en général. Ce fut le largage d'équipements hospitaliers par les Jordaniens, dans la partie Sud de Gaza, qui est plus ou moins hors limites de l'offensive israélienne. C'est l'arrivée prochaine d'un hôpital de campagne émirati. Sur ce point, les Saoudiens ont une politique toujours très explicite et constante. J'en ai discuté avec le prince lors de sa visite en France au mois de juin : il m'a indiqué qu'il n'était pas opposé à un rapprochement avec Israël, à condition que les droits des Palestiniens soient respectés. Évidemment, il peut être compliqué de comprendre ce que l'on inclut dans cette formule. En tout cas, cet élément ne figurait pas dans le préambule des accords d'Abraham, du moins pas de cette manière. C'est ce que vont jouer les Saoudiens, qui sont la clé de tout.

Encore une fois, rappelons l'hypothèse non négligeable selon laquelle l'attaque, déclenchée après la visite de ministres israéliens en Arabie saoudite, aurait eu pour objectif d'empêcher ce processus de normalisation des relations saoudo-israéliennes, qui se fait énormément au détriment de l'Iran.

Il me semble également que les pays de l'ensemble euro-méditerranéen ont vocation à jouer un rôle très important, en coordination avec ce que sera l'initiative des pays du Golfe, contrairement aux Américains, qui observent cela de loin.

Pour eux, il s'agit d'un enjeu de politique extérieure, malgré les manifestations à l'université Columbia, dirigées par une collègue et amie d'origine égyptienne, qui fut vice-gouverneur de la Banque d'Angleterre puis patronne de la London School of Economics – ce qui a d'ailleurs suscité l'ire d'un certain nombre de manifestants –, et malgré les voies propalestiniennes qui se manifestent aujourd'hui à l'intérieur des États-Unis, que l'on n'était pas habitués à entendre. Je pense à votre collègue Rashida Tlaib, élue palestino-américaine démocrate du Michigan, qui a prononcé hier une déclaration emprunte d'émotion à la Chambre des représentants.

Pour nous, beaucoup plus qu'aux États-Unis, le conflit fait partie de notre politique intérieure, comme nous l'avons constaté. Il est évidemment lié aux questions qui traversent votre éminente Assemblée. Les expressions de solidarité avec un camp ou l'autre par diverses forces politiques font partie d'enjeux que nous devons gérer. Pour nous, le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord ne font pas seulement partie de notre politique extérieure mais sont des enjeux de politique intérieure. Le président de la République m'avait d'ailleurs confié, il y a quelques mois, la rédaction d'un rapport sur ce sujet. Je m'étais rendu dans les quatre pays les plus exportateurs de populations de confession musulmane en France, les trois du Maghreb et la Turquie, et dans quatre départements que j'avais choisis comme étant particulièrement représentatifs. Ce rapport a été lu avec intérêt mais, évidemment, classé sans suite, comme l'on pouvait s'y attendre.

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