Intervention de Gilles Kepel

Réunion du mercredi 8 novembre 2023 à 11h00
Commission des affaires étrangères

Gilles Kepel, professeur des universités à l'université Paris Sciences et Lettres et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure :

C'est un très grand honneur de pouvoir échanger quelques réflexions avec vous. Face à l'incertitude des États, il me semble que les instances comme la représentation nationale et l'université sont particulièrement fondées à s'exprimer, à réfléchir ensemble, d'autant qu'aucune solution ne semble aujourd'hui s'imposer.

Mon exposé s'articulera autour de deux parties : la nature du problème ; les perspectives. Je terminerai par quelques remarques sur l'état actuel de l'université et par une incitation à ce que la représentation nationale se penche sur lui.

La nature du problème auquel le monde est confronté peut se résumer par le concept de fréro-chiisme. Je vous présenterai l'analyse que j'en fais à ce jour, qui sera peut-être différente demain, dans la mesure où de nouvelles informations apparaissent continuellement sur les sites spécialisés, qui permettent de remettre les analyses en perspective. Je tâcherai notamment de vous présenter l'origine de la situation et ses développements actuels.

Je commencerai par les développements actuels, en écho à vos interrogations sur la politique de M. Netanyahou et sur sa volonté. La volonté tout à fait explicite de l'État d'Israël et de son premier ministre est de détruire la branche militaire du Hamas à Gaza : à mon sens, ils ne s'arrêteront pas tant qu'ils n'auront pas atteint ce but. S'ensuivront diverses questions et pressions de la communauté internationale, liées aux victimes civiles.

Quoi qu'il en soit, je ne vois pas Israël – cet Israël comme Israël en général – s'arrêter avant d'avoir atteint ce but. Sans cela, le sentiment serait qu'Israël a perdu, que l'affront ou l'horreur du 7 octobre – les 1 400 victimes, les 250 otages, la diffusion des images partout dans le monde, floutées à la télévision, plus explicites sur les réseaux sociaux – n'a pas été lavé, si je puis m'exprimer ainsi, ou n'a pas reçu une contrepartie d'un impact supérieur. J'ignore si je parviendrai à bien m'exprimer, sachant que ces notions sont émotionnellement et politiquement très chargées. Je m'efforce de rester aussi analytique que possible et je vous décris ce que l'on doit comprendre s'agissant de la politique israélienne d'aujourd'hui.

Apparemment, l'armée israélienne avance beaucoup plus rapidement que prévu. Le nombre de morts israéliens est très faible, en-deçà des prévisions. La stratégie actuelle est une stratégie d'encerclement, à Gaza Nord, des infrastructures du Hamas, qui sont effectivement situées dans cette partie de la bande. Dans quelle mesure vont-ils parvenir à leurs fins ? Quelle sera la gestion et l'utilisation des otages éventuels comme boucliers humains ? Je n'en sais rien. En tout cas, voilà ce que l'on peut dire de la volonté israélienne aujourd'hui.

Je les vois très mal accepter quelque cessez-le-feu que ce soit, dans la mesure où ce serait perçu comme une décision entérinant la défaite d'Israël, défaite très importante du point de vue israélien parce qu'il s'agit d'un enjeux existentiel selon ses dirigeants. Cette décision pèserait aussi sur la perpétuation de la capacité d'Israël à poursuivre le processus des accords d'Abraham, qui dépend principalement de la crédibilité militaire d'Israël : l'Etat hébreu fournit des moyens militaires aux gouvernements arabes signataires, au Maroc pour lutter contre l'Algérie, aux Émirats arabes unis pour prévenir les attaques iraniennes, etc.

Le déclenchement de la guerre, du moins le phénomène du 7 octobre, intervient dans des temporalités diverses, sur lesquelles nous allons revenir. Nous commençons à éclaircir le processus, de manière encore hypothétique. Nous en arrivons à une reconstruction, dont certaines pièces sont manquantes mais qui me semble intéressante.

Le 7 octobre 2023 intervient après le 2 octobre et le 26 septembre, dates des deux premières visites officielles de ministres israéliens en Arabie saoudite. Il me semble que cette coïncidence n'est pas du tout fortuite. En effet, dans son bras de fer avec l'Iran, l'Arabie saoudite serait grandement avantagée si elle pouvait disposer de l'équivalent du dôme de fer israélien – ou d'autres structures aujourd'hui plus performantes, fabriquées par Safran ou d'autres – pour se mettre à l'abri des tirs de missiles envoyés sur son territoire par les proxys de l'Iran. Les Houthis yéménites peuvent tirer des missiles sur l'aéroport de Riyad ; ils ne s'en sont pas privés. Le Hezbollah irakien, agent de l'Iran, peut tirer depuis le territoire irakien des missiles pour détruire les terminaux pétroliers. Il s'agit donc d'un enjeu extrêmement important. Pour l'Iran, il est vital d'éviter tout rapprochement saoudo-israélien, quelles qu'en soient les modalités.

Je ne pense pas que l'Arabie saoudite était disposée à s'aligner sur la norme des accords d'Abraham. Les Saoudiens, notamment ceux à qui j'ai parlé le plus récemment, continuaient d'insister sur la possibilité d'un rapprochement avec Israël, en mettant l'accent sur un sujet que les accords d'Abraham avaient remisé sous le tapis : les droits des Palestiniens. Toute la dynamique que les accords d'Abraham ont cherché à mettre en œuvre, à savoir créer une prospérité économique avec des joint-ventures entre la start-up nation et le capital des pétrodollars – qui peut créer un processus vertueux tirant par le haut, y compris les Arabes israéliens, voire la Cisjordanie dans une certaine mesure –, a complètement laissé Gaza de côté. La poudrière de Gaza a finalement été considérée comme un élément qui pouvait être géré, y compris par M. Netanyahou, lorsqu'il favorisait le transfert chaque mois, par avion qatari atterrissant à l'aéroport Ben Gourion, de 10 millions de dollars en liquide escortés par le Mossad jusqu'à la barrière d'Erez, puis par les services secrets égyptiens jusqu'au centre nerveux du Hamas que les Israéliens veulent en ce moment détruire, ce qui permettait bien sûr de payer les salaires, de faire fonctionner certains services, mais aussi de fournir des « frais de dossier » au Hamas. Cette situation, où Gaza était une sorte de « cocotte-minute » explosive soignée par des placebos ou une médecine symptomatique plutôt qu'étiologique, est l'impensé des accords d'Abraham. Or cet impensé n'est plus possible aujourd'hui, puisque la « cocotte-minute » a fini par exploser.

Je me suis rendu cinq ou six fois à Gaza, notamment pour y rencontrer des dirigeants du Hamas, à un moment où ceux-ci étaient dans une position négociatrice plus importante qu'aujourd'hui et se trouvaient moins totalement sous la coupe de l'Iran. Le Hamas d'aujourd'hui n'est plus exactement le même, dans ses processus décisionnels et leur mise en œuvre, que celui que j'ai connu il y a dix ou vingt ans, et que je visitais de manière officieuse ; je ne représentais évidemment personne, sauf moi-même, et encore.

Le fait que l'attaque du 7 octobre soit survenue peu de temps après la première visite de ministres israéliens en Arabie saoudite est très important, notamment pour penser à la main iranienne. L'offensive intervient par ailleurs cinquante ans, jour pour jour, après le 6 octobre 1973. Dans l'imaginaire, c'est la revanche arabe à l'humiliation de la guerre des Six Jours de juin 1967. L'initiative est prise en pleine fête religieuse de Kippour, qui baisse la vigilance des juifs et des Israéliens, qui plus est le matin du Shabbat. Elle s'inscrit dans une geste globale de la capacité arabe à lutter contre la suprématie israélienne. Cette attaque se veut récupérer un héritage important. La guerre d'octobre 1973 a été militairement gagnée par Israël suite à sa contre-offensive, grâce au pont aérien américain ; nous voyons d'ailleurs que ces termes tendent à se reproduire aujourd'hui. Néanmoins, cette guerre fut symboliquement et politiquement gagnée par le monde arabe, puisqu'elle permit au roi Fayçal d'Arabie saoudite de décréter l'embargo et de transformer le pétrole en arme politique, ce qui n'était pas le cas auparavant. Il me paraît intéressant de rappeler les termes du conflit. Les pays du Golfe, qui semblent pour l'instant un peu en retrait, sont probablement ceux qui détiennent une partie non négligeable de l'après, en coopération avec les pays européens de l'espace euro-méditerranéen.

J'ai très tôt considéré le 7 octobre 2023 comme le 11 septembre d'Israël, dans la mesure où cette attaque expose Israël – comme les États-Unis en 2001 – comme un colosse aux pieds d'argile, qui n'est pas invincible.

C'est symboliquement très important, puisqu'Israël tient face à l'hostilité de ses voisins grâce à sa réputation d'invincibilité militaire. C'est d'ailleurs sur cette base que s'est construit le « deal » des accords d'Abraham. Or cette invincibilité est aujourd'hui écorchée, ébranlée. C'est la raison pour laquelle il est indispensable, dans la mentalité politique israélienne d'aujourd'hui, de détruire ce qui en est identifié comme la cause : ce qu'ils ont appelé « la branche militaire du Hamas ». Ils ont bien circonscrit les choses.

Il ne s'agit pas du tout de détruire le Liban ou de l'« aplatir », selon le terme que vous avez prêté à Benyamin Netanyahou dans votre propos liminaire.

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