Intervention de Jean-Louis Bourlanges

Réunion du mercredi 8 novembre 2023 à 11h00
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Louis Bourlanges, président :

Nous avons organisé, dans les jours ayant suivi le 7 octobre, une table ronde avec Dominique Moïsi, Fréderic Ancel et Elie Barnavi, qui y participait depuis Tel Aviv en visioconférence. Cette réunion passionnante a très vite marqué une prise de distance par rapport à des positions trop manichéennes et trop simplistes sur la crise née de ces terribles attentats. La situation s'est depuis détériorée, dans des conditions qui nous impressionnent tous : souffrance, mort, deuil, incompréhension, mouvements haineux, développement de l'antisémitisme, soit autant d'éléments effrayants, sur fond d'incertitudes concernant la situation internationale et la politique suivie par les protagonistes, et d'abord par Israël.

Nous avons logiquement pensé, dans ce contexte, que le professeur Gilles Kepel serait un interlocuteur particulièrement précieux pour éclairer davantage cette commission. Vous avec bien voulu répondra ma sollicitation et je vous en remercie.

J'ignore si vous êtes « prophète en votre pays » mais vous le serez devant cette commission. Vous êtes un universitaire mondialement connu pour vos ouvrages et réflexions. Votre premier livre, Le Prophète et le Pharaon, publié en 1984, analysait l'islamisme militant contemporain en Égypte. C'est une référence pour chacun. En 1987, vous avez publié Les Banlieues de l'islam, ouvrage également pionnier dans l'étude de l'islam en Occident. Vous avez été directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Professeur associé à l'université Columbia, à l'université de New York, à la London School of Economics (LSE). Il serait d'ailleurs intéressant de savoir comment vous percevez, en tant qu'ancien de Columbia, ce qu'il se passe aujourd'hui sur les campus américains. Sans citer tous vos livres, je mentionnerai : Sortir du chaos : les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient, qui a brillamment analysé les différents évènements majeurs au Moyen-Orient depuis la guerre d'octobre 1973. Votre dernier ouvrage est, comme j'y faisais allusion, Prophète en son pays, un titre assez provocateur ce qui ne me surprend guère de votre part.

Nous sommes très heureux de vous entendre. Chacun connaît la situation et la vit mais nous attendons surtout de votre part deux grands coups de projecteur.

D'abord, nous attendons vos éclairages sur la nature du problème auquel le monde est confronté. Vous avez analysé, de manière très intéressante, les évolutions des différentes mouvances musulmanes. Vous avez notamment inventé le concept, extrêmement éclairant dans les circonstances actuelles, de « fréro-chiisme », soit l'alliance de deux mouvements religieux séparés par le dogme mais unis par la radicalité, notamment dans le combat radical contre Israël. Plus généralement, il serait intéressant que vous situiez la place exacte du Hamas dans la mouvance arabe : sa position par rapport au mouvement palestinien, qui n'était à l'origine absolument pas religieux mais beaucoup plus national, qui comportait d'ailleurs une forte minorité chrétienne – laquelle n'était pas la plus modérée, si l'on se rappelle l'action de M. Habache –, et qui était tout à fait différent de nature ; sa position par rapport aux régimes islamiques modérés ; sa position par rapport aux chiites. Ces éléments sont très peu perçus. Lorsque je lis la presse, j'observe que nous ne sommes guères documentés sur la responsabilité directe, indirecte ou inexistante de l'Iran dans le déclenchement de l'opération du 7 octobre. Le Hamas a-t-il agi seul ? A-t-il agi avec la complicité de l'Iran ? L'Iran a-t-il rétrospectivement béni, si je puis dire, une situation dont il s'est efforcé de tirer profit et qui présentait parallèlement des menaces pour le pays ? Les réponses à ces questions sont tout à fait importantes pour éclairer l'origine des évènements du 7 octobre. Sur ce point, je crois que personne n'est plus compétent que vous.

Après cette analyse sur certains éléments à l'origine du conflit, nous souhaiterions aussi réfléchir de manière prospective. Nous sommes totalement perplexes sur la sortie du conflit et nous ne sommes pas les seuls. Depuis le début, j'ai répété que je ne comprenais pas quelles étaient les options possibles de M. Netanyahou, qui avait exprimé des options très radicales : aplatir le Liban, détruire Gaza, etc., mais qui s'est toujours montré extrêmement discret ou incertain et indéterminé sur la solution et la sortie politique qu'il envisage. Or cette sortie politique sera soit une confrontation durable, permanente, fondée sur le mur d'Israël par rapport à l'ensemble de son voisinage, soit l'espoir de dégager, à partir du monde musulman, des forces de stabilité, des forces de décélération de la violence, qui pourraient, le moment venu, déboucher sur un processus de paix, qui est totalement à reconstruire et ne peut pas être immédiatement mis en œuvre sans opérations militaires importantes au préalable. Là encore, c'est la diversité du monde arabe et la diversité du monde musulman – au-delà du monde arabe, avec les Turcs, les Iraniens –, qui permettent de comprendre ce que pourraient être les éventuels scénarios possibles de sortie de crise.

Vous l'aurez compris, ce que nous vous demandons n'est pas simple. Néanmoins, en tant qu'auteur d'un ouvrage intitulé Prophète en son pays, nous sommes en droit d'attendre une prophétie de votre part. Je vous remercie d'ores et déjà pour votre venue. J'ai souvent participé à différents dialogues médiatiques à vos côtés. À titre amical, j'ai également grand plaisir à vous recevoir au sein de cette commission, qui a grandement besoin de vos lumières.

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