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Intervention de Sylvie Charles

Réunion du jeudi 28 septembre 2023 à 9h00
Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Sylvie Charles, ancienne directrice générale des activités ferroviaires et multimodales de marchandises de SNCF Logistics :

J'ai été recrutée à la SNCF en février 2010 pour le poste de directrice des transports ferroviaires de marchandises. À ce titre, j'étais responsable des activités de Fret SNCF et de celles de différentes entités en France, mais aussi à l'étranger. Auparavant, j'étais une cliente du ferroviaire de marchandises, puisque je dirigeais une société de logistique automobile spécialisée dans les véhicules finis, qui possédait notamment un parc de wagons porte-automobiles.

À ce titre, j'avais quelque idée des maux que connaissait la France en matière ferroviaire. Le défi était élevé, mais également attirant et j'avais été séduite par l'engagement de Pierre Blayau et de Guillaume Pepy, qui avaient convaincu les pouvoirs publics français de la nécessité d'agir en faveur du fret ferroviaire en 2009, à l'époque du Grenelle de l'environnement. Malgré les difficultés de Fret SNCF, ces deux patrons croyaient à l'avenir du fret ferroviaire de marchandises, puisqu'ils venaient d'acheter les activités étrangères de Veolia Cargo.

Au début de l'année 2010, ces activités subissaient de plein fouet les tracas causés par la crise financière des subprimes. En France, les volumes confiés à Fret SNCF avaient baissé de plus de 30 % lors des dix-huit mois précédents. En 2009, Fret SNCF avait acheminé 250 000 wagons isolés chargés, mais moins de 120 000 en 2010, soit une baisse de plus de 50 % en un an.

Pierre Blayau et les équipes de Fret SNCF avaient élaboré un schéma directeur de la SNCF, intitulé « Pour un nouveau transport écologique de marchandises », que j'étais chargée de mettre en œuvre. Ce schéma, approuvé par le conseil d'administration de la SNCF en 2009, avait également vu son impact écologique évalué par Jean-Marc Jancovici et comprenait un certain nombre de chantiers. Je précise que cette démarche d'évaluation était alors assez peu répandue.

Le premier chantier visait à refondre l'offre de wagon isolé, pour la sauver. Deux secteurs ont particulièrement besoin du wagon isolé : la sidérurgie pour la partie « produits semi-finis » et la chimie. Cette stratégie était dénommée « multi-lots multi-clients ». Dans le nouveau système, la SNCF avait choisi des gares qui présentaient des perspectives d'avenir et demandait aux clients une anticipation à n-15. J'ai donc consacré une bonne partie de l'année 2010 à rencontrer les clients industriels pour leur vendre cette nouvelle offre. Cette démarche fut instructive : en 2009, bénéficiant de prix particulièrement bas, ces clients avaient remis tout ce qu'ils pouvaient à la route ; leur première réaction a donc été de considérer que la SNCF n'était pas légitime à adapter son dispositif. Je leur ai expliqué notre démarche, qui a été finalement comprise. De même, j'ai accordé beaucoup de temps aux équipes en interne, afin que nous puissions délivrer la qualité qui était promise aux clients.

Le deuxième chantier visait à développer les opérateurs ferroviaires de proximité, mais les projets n'ont pas été nombreux. Le troisième chantier avait pour objectif de rapprocher le commerce et la production, afin de réduire les frais de structure. Dans les faits, les bénéfices ont été bien au-delà. Le quatrième projet avait pour objectif de développer le combiné et les autoroutes ferroviaires pour répondre aux évolutions du marché. À partir du moment où le territoire national rencontre une forte désindustrialisation, il faut chercher la marchandise là où elle est produite, c'est-à-dire à l'étranger. Or les produits importés sont surtout des produits semi-finis. Un autre chantier visait à étudier les possibilités de fret à grande vitesse, mais le marché s'est avéré trop étroit et les coûts des péages étaient un problème.

Ce plan prévoyait un retour à l'équilibre en 2014. Guillaume Pepy et Pierre Blayau avaient par ailleurs appelé à une plus grande équité concurrentielle. En effet, l'ouverture à la concurrence s'était déroulée sans aucune harmonisation préalable des conditions sociales dans le secteur. Les agents SNCF relevaient d'un statut pour partie législatif et pour partie réglementaire, en particulier sur l'organisation et l'aménagement du temps de travail. Seul le pouvoir réglementaire s'exerçait pour négocier des accords : l'entreprise n'en avait pas la liberté. Et rien n'avait été prévu pour les nouveaux entrants qui allaient, eux, relever du seul droit du travail.

Le régime de retraite des cheminots se traduisait par une surcotisation employeur supérieure de douze points à celle en vigueur dans le privé. En 2011, nous avions obtenu la création d'une mission confiée à un conseiller d'État, M. Olivier Dutheillet de Lamothe, qui avait conclu à la nécessité de faire évoluer le système. Mais cette évolution n'a eu lieu qu'à partir de la loi de 2014. Ensuite, il a fallu donner le temps de la négociation aux partenaires sociaux.

De mémoire, l'accord sur l'aménagement du temps de travail a eu lieu au printemps 2016, pour une entrée en vigueur en janvier 2017. L'accord sur les classifications et les rémunérations date quant à lui de décembre 2021. En outre, il a fallu attendre la loi de 2018 et les ordonnances de 2019 pour que la SNCF sorte de ce statut législatif et réglementaire encadrant le statut et l'organisation du travail.

L'ouverture à la concurrence s'est donc effectuée sur des bases faussées, en raison d'un environnement législatif et réglementaire particulier, qui ne s'est pas fait dans le bon ordre chronologique. Elle est en outre intervenue dans un marché baissier depuis fort longtemps. Enfin, la crise des années 2009-2010 a été, selon les économistes, la pire crise économique depuis celle de l'entre-deux-guerres.

Si de nombreux éléments extérieurs expliquent les difficultés, la SNCF a aussi sa part de responsabilité. Par exemple, la dédicace des conducteurs au ferroviaire de marchandises n'est intervenue qu'en 2008, soit dix-huit mois avant mon arrivée. Auparavant, en cas de problème sur les lignes de voyageurs, le fret de marchandises n'avait plus de conducteurs. En tant que cliente, je l'avais moi-même enduré. Pour un client, ce genre de désagréments n'incite pas faire confiance au ferroviaire.

La SNCF n'avait pas non plus tiré les conséquences du « juste à temps », qui est apparu dans les années 1980 et s'est généralisé au tournant du siècle. Celui-ci s'organise ainsi autour d'un nombre croissant de petits lots et d'une moindre anticipation. Sous prétexte d'une commande de sillons à réaliser dix-huit mois à l'avance, Fret SNCF avait conservé des process très datés. Les équipes de concepteurs établissaient ainsi dix mois à l'avance, pour chaque trafic, la manière dont la production serait réalisée. Puis l'équipe d'adaptateurs refaisait 60 % de ce qui avait été prévu au préalable, car les clients avaient évolué de leur côté. En phase pré-opérationnelle, moins de 20 % de ce qui avait été travaillé un an à l'avance subsistaient. Enfin, lorsque je suis arrivée, la salle opérationnelle était au bord de la crise de nerfs car les opérateurs étaient obligés de monter des trains. Je n'avais jamais vu cela.

Nous avons donc dû revoir le processus, comme cela se passe dans la construction automobile, afin de gagner en agilité et de diminuer les frais de structure. La même problématique se posait pour les triages, où la séparation des tâches n'avait plus la même pertinence qu'avant puisque le nombre de wagons à trier avait beaucoup diminué. Les agents étaient en « bore-out » et particulièrement anxieux quant à leur avenir, puisqu'aucune perspective ne leur était proposée.

Nous avons donc procédé à une grande reconfiguration de 2010 à 2013. À ce moment-là, nous avions commencé à réduire les pertes, mais nous étions encore loin du retour à l'équilibre. Le travail a consisté à nous appuyer sur nos atouts pour essayer de surmonter nos handicaps. Comme je l'ai indiqué au préalable, il existait une forte iniquité concurrentielle et Fret SNCF courait un risque fort de perdre graduellement tous les trafics de trains entiers réguliers, lesquels sont attractifs car assez faciles à produire.

Il s'agissait également de tenir compte des nouveaux besoins des clients. La crise avait révélé combien l'industrie, même lourde, n'était plus tirée par la production, mais par le marché, c'est-à-dire l'aval. À partir de 2013 et 2014, même la sidérurgie était capable de décider la fermeture d'un haut-fourneau dans un délai aussi court que six mois, quand cette décision était prise au préalable trois à quatre ans à l'avance.

Par conséquent, nous devions offrir une plus grande flexibilité. Au lieu de concevoir un plan de transport assemblant au mieux des flux de bout en bout, puis de les passer au producteur, le travail a consisté à changer le processus pour construire un plan de transport calé sur l'intégralité des flux significatifs prévus sur une zone géographique. Il s'agissait ainsi de donner le pouvoir aux producteurs, pour leur permettre de modifier l'ordonnancement des trains par rapport à la demande initiale du commerce.

Mon pari a consisté à dire que cette modification ne poserait pas de problème aux clients dans 90 % des cas. Le pari a été réussi, notamment grâce à une meilleure relation entre les commerciaux et les clients, qui validaient les modifications. Ce changement nous a permis d'améliorer la productivité en 2013, 2014 et 2015. Nous avons nettement plus diminué les ressources utilisées que le chiffre d'affaires ne baissait en raison des gains d'appels d'offres par la concurrence. Cette démarche, que nous avons appelée « efficacité et développement », a permis de rapprocher définitivement les commerciaux et les producteurs. De leur côté, les commerciaux ont pris conscience que le plan de transport ainsi bâti leur permettait d'insérer de nouveaux trafics pris à la route.

En 2016 et 2017, nous avons constaté que même avec un plan de transport ainsi optimisé, les capacités techniques mises en ligne, c'est-à-dire ce que peut tracter une locomotive, demeuraient sous-utilisées. Nous avons commencé par signaler aux commerciaux les points qui étaient affectés par une sous-utilisation. Les quelques succès rencontrés sont demeurés limités. Nous avons donc repris la problématique des plans de transport, avec l'idée de les concevoir en intégrant l'objectif de saturation des capacités dès la conception.

Concrètement, sur un même axe et dans la même matinée, un train entier de produits sidérurgiques et un train entier d'automobiles peuvent passer. Le train de sidérurgie atteint son tonnage maximal alors qu'il n'aura pas atteint la capacité maximale en termes de longueur. Je rappelle ainsi qu'un train standard mesure 750 mètres, contre 550 mètres pour un train de produits sidérurgiques. En revanche, un train d'automobiles finies atteint rapidement 750 mètres mais il est assez loin du tonnage maximal. Si l'on arrive à mélanger sur un même train des produits sidérurgiques et des automobiles finies, il est possible d'offrir d'autres wagons, soit au même client, soit à d'autres clients. Nous avons appelé ce procédé la « gestion capacitaire », laquelle a commencé à être expérimentée lors du second trimestre 2018. Ayant quitté SNCF Logistics en février 2020, je ne sais ce qu'il est advenu par la suite, mais j'imagine que cette gestion capacitaire a dû être généralisée par la suite. J'ajoute que ce modèle de la gestion capacitaire n'est pas propice à l'arrêt d'un nombre significatif de flux : par définition, il est très mutualisé et très mixé.

Nous avons également cherché à innover techniquement. Lorsque je suis arrivée en 2010, j'ai eu parfois l'impression de me retrouver au XIXe siècle. Par exemple, avant que le conducteur ne puisse démarrer un train, il était nécessaire de réaliser un essai de train. Les agents au sol devaient faire le tour de train, soit deux fois 750 mètres et tester chaque roue en tapant dessus avec son pied. Nous avons travaillé à l'automatisation de la procédure grâce à des capteurs et des outils de télécommunication. Il existait bien de réels besoins de modernisation !

Le redressement économique et l'impératif de résultats constituaient une ardente obligation pour les équipes. Les reportings étaient ainsi réguliers et exigeants. De fait, l'activité s'est notablement redressée jusqu'en 2015. L'année 2016 a connu une rechute pour plusieurs raisons : la crise céréalière, la crise des migrants à Calais, ainsi que les mouvements sociaux.

À cette même période, l'opportunité de filialiser s'est ouverte. Pour moi, la filialisation représentait la dernière étape de la nécessaire autonomisation de Fret SNCF, pour plusieurs raisons. D'abord, elle permettait de prendre en compte les spécificités du transport de marchandises et de trouver des accords sociaux gagnant-gagnant entre les représentants des salariés et l'employeur. Par ailleurs, en ayant sa propre licence ferroviaire et son propre certificat de sécurité, Fret SNCF allait gagner en agilité et en sécurité. Enfin, en définissant strictement ses besoins de prestation externe, elle achèverait de baisser les frais de structures.

Il s'agissait en outre du bon moment, puisque dix ans s'étaient écoulés depuis l'aide à la restructuration de 2005, qui s'était achevée en 2006. Or il est nécessaire d'attendre ce laps de temps pour demander une nouvelle aide à la restructuration. Cette nouvelle aide était théoriquement possible, en échange de contreparties que nous avions étudiées. Nous avons ainsi élaboré un plan d'affaires en 2017, que nous avons actualisé en 2018 à la suite des mouvements sociaux. Nous avions même élaboré un projet de notification d'aide à la restructuration pour le soumettre la Commission européenne. Pour les raisons évoquées par Alain Picard, les autorités françaises ont finalement décidé de ne pas notifier. D'une part, le calendrier de notification n'était pas compatible avec la réforme de 2018-2019, a fortiori en raison des plaintes déposées par des concurrents en 2016-2017. Ces derniers invoquaient la mauvaise exécution de l'aide de 2005 et ajoutaient que Fret SNCF avaient depuis lors continué à bénéficier d'aides.

En 2018, la question du futur périmètre de Fret SNCF se posait malgré tout dans le cadre de la réforme, laquelle consistait en la création d'une société anonyme (SA) de tête qui absorbait SNCF Mobilités. Trois possibilités se présentaient. La première solution consistait à ne rien faire. La SA de tête aurait eu une filiale gestionnaire d'infrastructure, SNCF Réseau, tout en étant entreprise ferroviaire, ce qui aurait posé de nombreuses questions. Une autre possibilité consistait à extraire les activités voyageurs de la SA de tête pour constituer l'entité devenue par la suite la SA Voyageurs, laquelle aurait embarqué Fret SNCF. Néanmoins, cette option aurait fait resurgir les anciennes critiques d'opacité et de manque d'étanchéité entre l'activité ferroviaire de marchandises et celle de voyageurs.

La dernière possibilité consistait à sortir les activités voyageurs pour créer d'une part la SA Voyageurs et d'autre part une société anonyme simplifiée, une SAS. Cette dernière option, qui a finalement été retenue, posait la question du devenir de la dette analytique. À l'évidence, il fallait la laisser à la SA de tête et effectuer une dotation en capital à la nouvelle SAS. Cette dernière a donc été calibrée de manière à lui permettre de démarrer son activité en 2020, époque à laquelle j'ai passé le relais à Frédéric Delorme.

Cette structuration a été présentée à la Commission européenne par les autorités françaises, qui ont expliqué pourquoi la troisième solution paraissait finalement répondre le mieux à différentes exigences. Surtout, elle ne préemptait nullement les discussions qui avaient cours depuis 2017 entre les autorités françaises et la Commission, à la suite des plaintes déposées.

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