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Intervention de Julien Troccaz

Réunion du mardi 19 septembre 2023 à 15h00
Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Julien Troccaz, secrétaire général de SUD Rail :

En 1827, la première ligne de chemin de fer ne transporte pas des voyageurs, mais des marchandises entre Saint-Étienne et Andrézieux. En 1882, la France possède la plus forte densité du chemin de fer au monde, avec 25 000 kilomètres de voies. En 1950, les deux tiers des marchandises sont transportés par le rail et c'est le transport de marchandises qui fait vivre la SNCF. À partir des années 1970-1980, nous assistons au déclin du fret ferroviaire, qui n'est pas un signe de modernité économique dans un pays. En 1984, le ferroviaire ne représente déjà plus que 30 % du transport de marchandises. La baisse est brutale.

Ce chiffre passe à 20 % en 1990, 17 % en 2000 après l'échec du plan Véron et nous sommes à 10 % environ actuellement. En parallèle, les effectifs des cheminotes et des cheminots rattachés au fret de la SNCF n'ont fait que diminuer. Depuis 2009, ce sont 63 % des emplois qui ont été supprimés. Et si certains pensaient que l'ouverture à la concurrence allait permettre la revitalisation, selon les termes de la commission du fret ferroviaire, c'est bien à son naufrage auquel nous avons assisté. Les opérateurs privés se sont rués sur les parties potentiellement les plus rentables, à savoir les trains entiers. Ils ont écrémé les meilleurs trafics, les ôtant à la SNCF sans en créer de nouveaux et imposant à celle-ci, qui ne peut plus procéder à une péréquation entre trafic rentable et trafic déficitaire, d'abandonner à peu près totalement le trafic par wagon isolé.

Fret SNCF est un des opérateurs historiques dont la position sur le territoire s'est le plus dégradée. Le pourcentage de marchandises transportées par rail est désormais en France le plus faible parmi tous les pays comparables de l'Union européenne. Un gouvernement responsable ne saurait l'accepter. Gouverner, c'est prévoir, dit-on. Or, avec le projet qui nous est présenté par le Gouvernement et la direction de la SNCF, l'effacement en cours du fret ferroviaire va se poursuivre, secteurs publics et privés confondus.

La fédération SUD Rail souhaite se saisir de cette commission d'enquête pour prolonger la prise de conscience collective du caractère vital du défi climatique, de l'importance de la stratégie du rail et singulièrement du fret ferroviaire. Les menaces affichées par la Commission européenne, que le gouvernement français et la direction de la SNCF ont décidé d'accompagner sans aucune opposition, sont un coup porté à l'environnement et une décision contraire aux orientations de la politique des transports de l'Europe visant à réduire les émissions nettes de gaz à effet de serre d'au moins 55 % d'ici à 2030 par rapport au niveau de 1990. Un train fret représente trente-cinq points lourds. Le rail émet quatorze fois moins de CO2, entraîne huit fois moins de pollution de l'air et consomme six fois moins d'énergie.

Aujourd'hui, nous nous considérons en légitime défense face à la liquidation de Fret SNCF, aux nouvelles coupes sur les emplois, les trafics et les moyens de production envisagés par le plan de discontinuité. Nous n'acceptons pas ces traités européens qui, parce qu'ils ne visent qu'à installer la concurrence, contribuent à détruire l'environnement. C'est notre devoir en tant que citoyen. C'est notre combat syndical que nous nous mènerons jusqu'au bout, comme en 2020 lors de la crise liée au coronavirus, où l'Union européenne a suspendu ses règles de discipline budgétaire face aux conséquences économiques et sociales. Face à l'urgence climatique, la France doit exiger la sortie du fret ferroviaire des marchés de la concurrence.

Nous devons sortir de cette position qui consiste à préserver le marché, c'est-à-dire la concurrence dans ce secteur essentiel, tout en prétendant en limiter les effets pervers. Ce dogme n'est pas efficace et il est anti-transition écologique.

La situation de Fret SNCF ne relève pas d'un traitement de faveur particulier. De l'aveu même de la Cour européenne, nombre d'opérateurs historiques de fret reçoivent des aides et subventions de la part des gouvernements pour les maintenir sur les rails. Nous sommes une fois de plus en face d'une situation où le gouvernement français a pris le risque de mettre en danger la survie d'une entreprise publique en refusant la nécessité de réformer profondément sa politique et en laissant filer une spirale incontrôlée.

Nous savons déjà que les filiales de droit privé imaginées par la direction de la SNCF ne trouveront pas de viabilité économique et sociale. Nous pouvons également affirmer que le lancement du plan de discontinuité déstabilise déjà le secteur. Le début de report modal inversé a commencé. Des marchandises déjà sont retournées sur la route ces dernières semaines. Deux trafics qui se trouvent dans la liste des vingt-trois ont été abandonnés ou arrêtés : Barcelone-Bettembourg et Valenton-Sète. Une ligne rouge affichée par le ministre délégué chargé des transports de France a déjà été franchie.

La liquidation de Fret SNCF va se traduire par toujours plus de gains de productivité et, malgré les affirmations de M. Beaune, il y aura bien des suppressions d'emplois. Par exemple, des résidences traction, entités essentielles pour maintenir des organisations de travail efficaces, risquent d'être rayées de la carte. On parle de Châlons, de Nîmes, de Perpignan.

En tant que représentantes et représentants du personnel, nous ne pouvons pas passer sous silence les conséquences, comme la souffrance au travail, que va induire cette énième réorganisation. Nous sommes proches d'un nouveau syndrome France Télécom à Fret SNCF. La direction parle d'un choc très fort pour l'ensemble des salariés. Un sentiment de profonde injustice est ressenti par des milliers de collègues qui ont fait leur maximum pour préserver Fret SNCF depuis plus de quinze ans.

Ce plan de discontinuité exige encore et toujours plus de productivité des cheminots et des cheminotes, encourage à poursuivre la maltraitance sociale, ce qui ne permettra pas de renforcer la cohésion du corps social cheminot, pourtant indispensable dans les enjeux vitaux qui nous attendent. Nous n'avons pas encore touché définitivement le fond. Il est encore temps d'entamer un bouleversement des fondements de notre économie et de nos modes de vie. Mettons un peu de côté la libéralisation du fret ferroviaire et imaginons une approche coordonnée entre la politique industrielle, la politique des transports et le développement des territoires, qui n'a jamais existé dans notre pays.

Les objectifs fixés supposent que les transports soient fortement impliqués dans la planification écologique, d'autant qu'ils exigent des investissements le plus souvent lourds et coûteux, qui engagent l'avenir et qui façonnent pour longtemps la vie économique, sociale et culturelle d'un pays. Il faut sortir de cette vision qui cantonne le fret ferroviaire au seul rôle de support de certaines activités de production. Il faut rompre avec la logique actuelle du système de transports et avec cette vision qui donne une part toujours croissante et de plus en plus monopolistique au fret routier. Le transport de fret est une industrie territoriale qui doit d'abord tenir compte de la nature géographique des flux, avant de poser comme préalable les contraintes techniques et opérationnelles.

La SNCF, en tant qu'entreprise intégrée, est la seule à avoir les capacités fédératrices nécessaires, au niveau des territoires, pour massifier les trafics, pérenniser et renouveler l'offre ferroviaire. L'enjeu est de taille puisqu'il consiste à sauvegarder d'abord, à développer ensuite, un bien public indispensable à une politique des transports radicalement nouvelle, qui réponde aux besoins des populations, garantisse des conditions sociales correctes aux salariés du secteur et participe au maintien ou à l'instauration d'une qualité de vie satisfaisante, aussi bien localement que globalement.

« Oui, il faut réaménager dans notre pays notre fret ferroviaire qui a été un échec français il y a une vingtaine d'années et il faut le développer. » Tels sont les mots prononcés par le Président de la République, Emmanuel Macron, lors de la campagne présidentielle en avril 2022. Le constat est juste, si ce n'est que la destruction dure depuis plus d'une vingtaine d'années et que les gouvernements successifs l'ont tous entretenue à coups de plans fret et d'ouverture à la concurrence. Pour l'avenir de la planète, il faut rompre avec ces politiques.

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