Intervention de Frédéric Delorme

Réunion du lundi 18 septembre 2023 à 10h30
Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Frédéric Delorme, président de Rail Logistics Europe :

Rail Logistics Europe est une somme de sociétés. Fret SNCF représente 750 millions d'euros de chiffre d'affaires sur 1,7 milliard d'euros pour l'ensemble des activités qui placent Rail Logistics Europe comme numéro deux européen. Fret SNCF est le « bateau amiral » de Rail Logistics Europe, dont toutes les filiales se situent dans l'Ouest européen et contribuent au développement de l'ensemble du fret ferroviaire public. Fret SNCF est numéro un en France avec 48 % de parts de marché, mais 50 % de son activité s'effectue à l'international. Par conséquent, tous les grands comptes sont européens. Contrairement au trafic passagers, une entreprise qui n'est pas européenne n'existe pas dans le fret ferroviaire, même s'il existe bien entendu des trafics franco-français.

Je suis président non exécutif de Fret SNCF depuis le 1er mars 2020. Le confinement dû à la crise du covid a contribué à faire prendre conscience de l'importance du fret ferroviaire. Jérôme Leborgne est quant à lui directeur général exécutif depuis le 1er mars 2018, avant la réforme.

Le secteur du fret ferroviaire était en difficulté partout en Europe et particulièrement en France, du fait d'un fond de désindustrialisation et d'une concurrence peu accompagnée par des politiques publiques qui auraient vraiment pris en compte la disparité entre le rail et la route, à savoir que la route ne paye pas ses externalités négatives. Le carbone est souvent évoqué, mais il y a également le sujet des économies d'énergie. Il faut savoir qu'une tonne transportée par le rail utilise six fois moins d'énergie que par la route, quel que soit le type d'énergie. Par ailleurs, des accidents de la route sont évités, ainsi que des morts prématurées dues à la pollution et à la congestion. En prenant toutes les valeurs tutélaires édictées par Bruxelles, par rapport à la valeur carbone, les écobénéfices sont cinq fois supérieurs. Nous en sommes au tout début de la prise de conscience que le fret ferroviaire répond à de nombreux enjeux du bien public.

En Suisse ou en Autriche, les parts de marché du fret ferroviaire sont historiquement plus élevées, mais on trouve une corrélation très directe avant 2020 entre le nombre de subventions publiques accordées aux secteurs vertueux et la part de marché. Par ailleurs, ces pays font peser des contraintes sur le secteur routier, notamment pour les traversées alpines.

Depuis le covid, nous assistons à une renaissance du fret ferroviaire. Il faut en rendre hommage aux cheminots de Fret SNCF, notamment pendant la crise sanitaire. Nous nous sommes rendu compte que le fret ferroviaire était indispensable au transport des marchandises, en particulier pour livrer les supermarchés.

À la lame de fond de l'urgence climatique s'est ajoutée depuis deux ans une crise énergétique due à la guerre en Ukraine. La question de l'accès à une énergie décarbonée à un prix raisonnable est devenue absolument fondamentale.

Pendant la crise sanitaire, l'ensemble des acteurs du fret ferroviaire s'est constitué en alliance 4F – Fret ferroviaire français du futur – pour répondre à la demande du Gouvernement de relancer le fret ferroviaire. Bonne nouvelle, nous avons été entendus, puisque le Gouvernement a annoncé récemment 200 millions d'euros d'aides par an sur les péages, le wagon isolé et le transport combiné. Par ailleurs, 4 milliards d'euros d'investissements ont été annoncés pour le développement du fret ferroviaire. J'en remercie le Gouvernement. L'objectif d'un doublement de la part modale du fret ferroviaire d'ici à 2030 ayant été inscrit dans la loi Climat et résilience, nous avons une obligation de résultat.

Autre bonne nouvelle : les premiers effets s'en font ressentir, puisque la part de marché a augmenté en 2021 par rapport à 2020, et continue à augmenter en 2022.

L'ouverture formelle par la Commission européenne d'une procédure pour aides d'État illégales a été un choc. L'État étant visé au premier chef, il a engagé des discussions avec la Commission. Depuis 2016, nous craignions une sanction, mais celle-ci a été un choc pour tous les salariés, cheminots de fret, dirigeants, syndicats, car elle survient à une période où l'entreprise était revenue à l'équilibre, où il n'y avait pas de plainte et où le plan de relance a été décidé. Ces différents éléments n'ont pas suffi à convaincre la Commission. Il s'agit sans aucun doute d'une sanction de la période d'avant la réforme, à savoir de 2007 à 2019.

Tout au long de la discussion, la SNCF a été totalement solidaire de l'État sur les quatre lignes rouges suivantes, à savoir : pas de licenciement et l'obligation que chaque salarié retrouve un emploi quoi qu'il arrive ; une viabilité économique ; pas de report modal inversé vers la route ; pas de privatisation et le maintien d'une activité fret forte au sein de SNCF.

Il y a vingt ans, je travaillais déjà dans la branche fret en tant que directeur commercial, au tout début de l'ouverture à la concurrence. Nous avons assisté à une période de déclin. La ligne de conduite des dirigeants était de se considérer comme un investisseur avisé au sens où ils croyaient au retour à l'équilibre, en raison, précisément, des enjeux écologiques. Malheureusement, cette période a été marquée par des chocs économiques et des crises sociales, sur fond de désindustrialisation. La France n'a pas mené de politique publique comparable aux autres pays. À titre d'exemple, l'écotaxe, votée en 2009 et abandonnée en 2014, représentait l'espoir d'un retour à l'équilibre en rétablissant la compétitivité du rail. La période a profité aux pavillons routiers étrangers, dont l'activité a été multipliée par 2,5, tandis que celle du pavillon routier français est restée stable. La France est devenue un pays de transit.

Aujourd'hui, le fret est immédiatement disponible pour répondre aux enjeux des crises énergétique et climatique et à ceux de la réindustrialisation. Décarboner la route prendra énormément de temps. Il faut être réaliste : l'enjeu est immédiat et le fret a, tout de suite, les caractéristiques qui répondent aux besoins de société.

L'ouverture à la concurrence en 2003-2006 a été double et déséquilibrée. Les plus de 5 milliards d'euros de dette analytique accumulée sont dus au déficit du wagon isolé pour 50 %, aux coûts sociaux particuliers que supporte l'entreprise pour le régime de retraite pour 25 % et aux frais financiers afférents.

La première plainte a donné lieu à une procédure informelle de discussion entre l'État et la Commission européenne. Fret SNCF s'est toujours battu en sa qualité d'investisseur avisé et en faisant preuve de pédagogie. Nous avons essayé de convaincre, avec l'État, de l'existence d'une double concurrence en raison de la porosité entre la route et le rail. Le risque de report vers la route ne pouvait être ignoré. Par ailleurs, il existait une spécificité du modèle du wagon isolé.

Le 1er janvier 2020 n'a rien changé au risque de qualification d'aide d'État illégale. En effet, en tant que business unit de l'EPIC Mobilités, compte tenu de l'obligation de séparation comptable imposée par les directives européennes, le jugement et la sanction de la Commission européenne auraient été les mêmes. Pour que la filiale Fret SNCF ne soit pas condamnée, la dette analytique de 5 milliards d'euros a été constituée et positionnée au niveau de la SNCF SA. Mais la Commission européenne a considéré que ce n'était pas pour solde de tout compte.

En 2022, nous avons assisté à une accélération des questions de la Commission européenne. Le terme de « discontinuité » a été prononcé pour la première fois. La menace orale d'un scénario de type Alitalia a été exprimée – avec la réduction de moitié des activités, des actifs et des personnels et la privatisation. Elle franchissait toutes les lignes rouges.

Le moment clé a été l'ouverture formelle de la procédure le 18 janvier 2023, malgré les arguments de Fret SNCF. La Commission européenne a donné rendez-vous à l'État dans dix-huit mois. Seules deux solutions s'offrent à nous. La première est le remboursement des 5 milliards d'euros de dette, qui aurait pour conséquence la mort et la liquidation économique de Fret SNCF. En tant que dirigeants, nous ne pouvons pas prendre ce risque pour nos 5000 salariés et nous devons préserver l'activité de fret au sein de la SNCF. L'État nous a donc demandé de travailler avec lui sur un scénario de discontinuité, très difficilement acceptable mais qui respecte nos quatre lignes rouges.

Sur le droit à la concurrence, la Commission européenne a démonté tous nos arguments. En revanche, sur le droit de l'environnement, nous avons été tout de même entendus, car nous avons démontré que si nous démutualisions une partie de l'activité de fret, ce n'était pas viable économiquement car nous reportions des charges fixes sur des trafics que nous conservions alors que nous en perdions. Si Fret SNCF disparaît, c'est 1 million de camions en plus sur les routes, soit, tôt ou tard, un bilan carbone absolument catastrophique.

Sur le plan du droit, notre message a été pris en compte. Le plan de discontinuité, plus modéré que celui d'Alitalia, n'est pas souhaité par Fret SNCF mais il permet de préserver l'essentiel.

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