Intervention de Louis Gallois

Réunion du lundi 18 septembre 2023 à 14h00
Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Louis Gallois, ancien président de la SNCF :

Je suis d'autant plus sensible à votre invitation que j'ai quitté la SNCF il y a seize ans. Je me suis ensuite intéressé aux avions et aux automobiles : je n'ai donc pas suivi la destinée du fret ferroviaire autrement que par les journaux.

Vous m'interrogez sur la place du fret ferroviaire entre 1996 et 2006. Ce n'est pas un mystère que la situation du fret était un caillou dans la chaussure de la SNCF. Elle n'était pas catastrophique mais nous ne parvenions pas à la redresser. Il y avait certainement des responsabilités du côté de la SNCF, dont l'organisation, du travail notamment, ne facilitait pas la souplesse que requiert le fret ferroviaire. Toutefois, l'essentiel n'est pas là.

Le premier élément d'explication vient du fait que les infrastructures ferroviaires du fret n'ont pas été modernisées, qu'elles étaient probablement en partie obsolètes, et qu'en dehors de certains chantiers de transport combiné, elles ont bénéficié de très peu d'investissements. RFF avait une tendance naturelle – que je ne critique pas – à donner la priorité aux investissements qui pouvaient lui rapporter en péages. Or, le fret rapportant peu, RFF ne pouvait aller que vers les voyageurs, dont il devait assurer la sécurité du transport. J'aurais probablement adopté le même comportement. L'infrastructure fret était donc assez vétuste, avec une seule ligne dédiée : Lyon-Marseille par la rive droite du Rhône. Celle-ci est désormais un peu moins dédiée puisque le TER l'emprunte, certes dans des proportions relativement limitées pour le moment, mais qui peuvent avoir tendance à s'accroître.

Le deuxième élément est la question de la concurrence. Je n'hésite pas à dire que la concurrence du camion vis-à-vis du fret ferroviaire est inégale. Les camions circulent sur le réseau routier sans péage autre que ceux des autoroutes ; or près de la moitié des autoroutes françaises et des routes à quatre voies n'ont pas de péage – je pense notamment à l'ensemble de la Bretagne, à la vallée d'Alsace, à une partie du trajet Paris-Toulouse, à l'autoroute Bordeaux-Hendaye… C'est un avantage considérable. J'ai pu mesurer la difficulté d'appliquer un péage au transport routier – Mme Royal s'y est collée et a échoué. Il faut aussi évoquer les avantages fiscaux liés à la détaxation du carburant. Dans l'actualité récente, le Gouvernement a à peine pointé le bout du nez que des responsables du transport routier ont fait savoir que ce n'était pas le moment. Enfin, le transport routier est plus souple et fait du point à point, ce qui lui confère un avantage en termes de commodités tandis que le transport ferroviaire souffre de rigidités inhérentes à son mode de fonctionnement. Si, en plus, le transport routier bénéficie d'avantages économiques, la concurrence devient encore plus rude !

Troisième élément : la désindustrialisation de la France a entraîné la disparition d'une partie des gros trafics. Les points de massification du trafic – comme, en Allemagne, les grands ports et la région de Duisbourg – n'existent plus dans notre pays. D'une part, les ports français n'ont pas la taille des ports allemands ou de celui de Rotterdam, qui est quasiment un port allemand puisqu'il vit du trafic de l'Allemagne. D'autre part, l'industrie lourde ayant disparu, l'une des bases les plus solides du trafic de fret a elle aussi disparu. Quand je suis arrivé à la SNCF, des trains de minerai circulaient encore entre la Lorraine et Dunkerque : on transportait des brames dans les deux sens. En somme, la massification du trafic n'existe plus car le tissu industriel français ne l'apporte plus.

Encore une fois, je ne veux pas exclure le fait que nous n'ayons pas été très bons. Mais le contexte était très lourd. Le fret présente de nombreux avantages, mais il a les inconvénients de sa rigidité.

La concurrence est bénéfique dans un marché en expansion ou lorsqu'elle est capable de créer l'expansion du trafic, mais lorsque ce dernier stagne ou décroît, elle peut avoir des effets pervers. Je n'étais pas opposé à la mise en concurrence mais j'attendais de voir les résultats. La part modale du ferroviaire a-t-elle augmenté au cours des dix dernières années ? Je ne connais pas les chiffres, mais je n'ai pas l'impression que ce soit significativement le cas.

S'agissant du contexte actuel et des décisions prises par le Gouvernement pour répondre à l'ouverture d'une procédure par la Commission européenne, je ne connais pas le dossier. J'ai compris en lisant les journaux que Fret SNCF traînait une dette de l'ordre de 5 milliards d'euros et que, pour éviter de la rembourser à la SNCF, ce qui mettrait l'activité fret en faillite, on préconisait la discontinuité. Pourquoi pas ? Mais cette discontinuité s'accompagnerait d'une importante perte de trafic – 30 % des trafics et 20 % du chiffre d'affaires. En outre, il semble que les 30 % de trafics que Fret SNCF serait obligée de rétrocéder, c'est-à-dire de transférer à la concurrence pour au moins dix ans, soient une partie de ceux qui rapportent de l'argent. Cela ne facilitera pas la tâche de ceux qui auront à redresser l'entreprise ! J'avais pourtant compris que, sur les deux dernières années, Fret SNCF était à l'équilibre – encore une fois, c'est ce que disent les journaux, je n'ai pas d'information spécifique. Si encore cela rapportait du trafic pour le fret… Mais cela ne fera pas un camion de moins sur les routes ! J'ai donc une petite incompréhension. Je m'exprime avec modération, puisque je ne connais pas le dossier : je vous dis ce que mon expérience ancienne et longue me conduit à penser.

Vous me demandez quelles sont mes préconisations pour le fret ferroviaire. Vous venez d'auditionner Jean-Pierre Farandou : vous pouvez considérer que je fais miens ses propos. Je ne veux pas me distinguer de mon successeur, avec lequel j'entretiens les meilleures relations, pour formuler des préconisations à propos d'un sujet que je connais mal ! En tout cas, il convient de s'attaquer au problème de concurrence entre le rail et la route. Tant qu'il ne sera pas résolu, nous aurons des difficultés. Il y a certainement des investissements d'infrastructure à faire, mais je suis incapable de vous dire où. Si l'on veut maintenir un trafic de wagons isolés ou de trains entiers irréguliers, il faudra probablement accompagner et soutenir la SNCF ; à défaut, sa logique propre la conduira à arrêter ces trafics.

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