Il m'appartient de prolonger les constats présentés par mes deux collègues autour d'une question principale : au-delà des différentes actions menées et des financements importants mobilisés, qu'est-ce qui pourrait marcher ? Quels pourraient être les mécanismes qui permettraient une massification des bonnes pratiques ? De fait, des bonnes pratiques, meilleures que d'autres, ont été identifiées, ainsi qu'un grand nombre d'actions et de leviers mais, jusqu'à présent, on ne peut pas dire que ce qui a été réalisé permettrait d'atteindre l'objectif initial, ni même les objectifs intermédiaires que nous nous sommes donnés. Cette question est celle que la mission approfondit dans son rapport – modestement, car nous ne doutons pas que ce soit difficile, comme plusieurs experts vous l'ont indiqué, mais il nous semble néanmoins que certains principes peuvent être identifiés et mieux respectés.
La première question est peut-être de savoir quelles sont les méthodes permettant que les agriculteurs adoptent une nouvelle technique, une nouvelle technologie, une nouvelle façon de faire. Je sais que vous avez reçu au mois de juillet des experts qui ont retracé un historique des transformations très nombreuses que le monde agricole a connues. Je prendrai un seul exemple : lorsque, dans les années 1970, ma famille, qui dégarnissait les betteraves, a vu pour la première fois un champ recevoir des semences enrobées de betterave, du jour au lendemain, tous les agriculteurs ont décidé d'abandonner l'ancienne technique et ont acheté ensemble un semoir en coopérative d'utilisation de matériel agricole (Cuma) et, en très peu de temps, une année ou deux, ont tous adopté la nouvelle technique de l'enrobage, qui permet d'éviter le dégarnissage des betteraves, l'une des opérations les plus pénibles dans le monde agricole. Ce dernier n'est donc pas forcément résistant au changement et connaît parfois des transformations très importantes dans des délais très brefs.
En revanche, il faut de bonnes raisons pour pousser les agriculteurs à abandonner une technique qu'ils maîtrisent ou une organisation qui existe. Ces raisons devront être à la fois techniques, agronomiques et économiques, car une exploitation agricole est aussi une entreprise qui demande un pilotage par la microéconomie.
Lorsqu'on pose ce diagnostic, on constate des difficultés. En réalité, depuis le premier plan Écophyto, le « signal prix » – pour parler le langage des économistes – n'a pas été, à bien des égards, dans le bon sens. Aujourd'hui, le rendement économique des phyto est plutôt meilleur que celui des alternatives et il évolue plutôt favorablement. Ainsi, la part de la dépense des phyto dans les consommations intermédiaires des exploitations agricoles a plutôt diminué en termes relatifs. On voit donc que cette solution, même si elle a été découragée par les mots et par de nombreuses actions de dissuasion, continue à être très souvent la solution de référence pour les agriculteurs et que, s'ils doivent en adopter une autre, il faut leur donner de bonnes raisons.
Il faut donc agir sur l'économie et sur l'écart de prix, sur le fait que les nouvelles techniques proposées ou déjà adoptées – car de nombreuses découvertes ou redécouvertes des vingt dernières années sont adoptées assez spontanément par les agriculteurs – offrent une motivation et un rendement agronomique et économique.
De ce point de vue, l'un des facteurs limitants – pour employer une autre expression des économistes – est bien souvent la possibilité de disposer dans l'exploitation, plus que de la main-d'œuvre en soi, de la main-d'œuvre au bon moment, c'est-à-dire de celle qui permettra de réaliser la tâche. C'est là un point très délicat pour de nombreuses alternatives aux phyto : c'est parce qu'on ne dispose pas de la main-d'œuvre au bon moment que la solution phyto apparaît presque comme la seule possible, même si ce n'est pas le cas.
Il ne faut pas pour autant dévaloriser tous les efforts réalisés en amont, par les agriculteurs, et en aval. Qui plus est, faire peser le poids de la transformation sur les seuls agriculteurs n'est sans doute ni correct ni même très juste socialement. En effet, les agriculteurs se situent dans une chaîne de valeur qui commence bien avant eux et se poursuit bien après. On parle, à la Commission européenne, d'une chaîne qui va « de la fourche à la fourchette », mais il faudrait agir bien avant la fourche et jusqu'à bien après la fourchette, car la décision de recourir aux phyto a des déterminants bien en amont, notamment au niveau des paysages et de l'organisation spatiale. Si l'on favorise, par exemple, les très grands champs, certaines solutions seront rendues presque impératives, alors qu'un parcellaire plus émietté rend à nouveau possibles certaines solutions inspirées de la nature, du fait par exemple de la présence de coccinelles ou d'autres auxiliaires de culture. Ce sont là des facteurs qui se situent en amont de l'exploitation agricole et qui ne dépendent pas seulement de l'exploitation même, mais aussi du système d'exploitation pris dans son ensemble.
D'autres facteurs se situent en aval, au premier rang desquels les circuits de collecte, qui recèlent une partie des solutions. Or la France a connu un processus de très grande concentration de ces circuits, avec la concentration et la spécialisation des grandes coopératives et des grandes sociétés de négoce, de telle sorte que les exploitants agricoles ne peuvent pas facilement peser sur ces mécanismes qui se situent en aval d'eux, alors que la transformation de ces structures doit intervenir en même temps que celle des agriculteurs. Une solution consiste, par exemple, à pratiquer des cocultures, c'est-à-dire plusieurs cultures à la fois sur un même champ, mais sans une adaptation concomitante en aval, c'est l'impasse technique et économique.
Il ne faut pas s'arrêter à la collecte et au négoce ; les industries de transformation, la grande distribution et les consommateurs ont leur rôle à jouer. Il est, par exemple, très connu que ces derniers préfèrent les beaux fruits plutôt que les tachetés, et leur comportement a un impact sur l'amont. Il faut donc agir sur l'économie et sur l'ensemble de la chaîne, pas seulement sur les agriculteurs.
Nous avons tenté de recommander des mesures ayant un effet massif de réduction des pesticides. Comme vous, nous avons rencontré de nombreuses personnes et étudié les leviers actionnés dans d'autres pays. Ce travail d'analyse a abouti à la définition de trois grands scénarios, recouvrant trois stratégies différentes pouvant réduire fortement l'usage des pesticides.
La première stratégie, celle qui s'inscrit le plus dans la continuité des plans précédents, repose sur la segmentation des marchés. Il ne faut pas faire comme si une production utilisant des produits phytosanitaires et une autre n'en comprenant pas étaient identiques, afin de ne pas réserver le marché du bio à une classe qui peut supporter le surcoût de la production. Celui-ci n'est pas transitoire, il perdure car il répercute un coût de maintien : la production bio coûte durablement plus cher que celle utilisant les technologies les plus productives. Il nous a semblé que nous avions conservé en France une vision trop jacobine du territoire alors qu'on constate de grands écarts d'une région à l'autre, et même d'un petit territoire agricole à l'autre, dans l'utilisation des produits phytosanitaires. Ces différences se retrouvent dans les cultures, certaines d'entre elles consommant beaucoup de produits phytosanitaires quand d'autres en utilisent beaucoup moins ; au sein d'une même culture, des écarts existent aussi selon les régions. Il convient donc de dresser un diagnostic par petits territoires. Or, jusqu'à présent, l'échelle des objectifs des plans Écophyto est nationale, et leur déclinaison locale n'intègre pas la nécessité de les adapter aux territoires. Cet axe doit produire des résultats, l'avantage de la démarche de segmentation étant de bénéficier des bonnes volontés. Ainsi, des territoires ont commencé de s'organiser pour réduire fortement, voire éliminer, l'utilisation de produits phytosanitaires. L'action publique peut s'appuyer sur ces réussites et généraliser ces expériences.
Les consommateurs connaissent les très nombreux signes officiels d'identification de la qualité et de l'origine (Siqo), qui sont connus dans tous les circuits de distribution. Beaucoup de Siqo ne comportent aucune exigence en matière de produits phytosanitaires. Il faudrait qu'ils intègrent cette dimension, afin que le consommateur connaisse le poids de ces produits dans ce qu'il achète. La cueillette mécanique des raisins est, par exemple, interdite pour certaines appellations de vin, mais les exigences en matière de produits phytosanitaires sont très faibles.
La deuxième stratégie est centrée sur l'incitation économique visant à modifier la variable du prix. Les produits phytosanitaires ne sont pas seulement gênants pour les agriculteurs qui les utilisent, ils induisent des externalités négatives, dont la pollution, qu'il convient de réduire. Pour y parvenir, l'un des moyens est de fixer un prix à ces externalités, que l'ensemble de la chaîne, et pas simplement les agriculteurs, devra payer. Nous proposons donc d'avantager fiscalement les filières utilisant moins de pesticides, afin d'aider l'ensemble des acteurs à abandonner leur usage. L'utilisation de l'instrument fiscal est très délicate, d'autant que les secteurs français de l'agriculture et de l'alimentation sont très ouverts au marché européen et mondial. Il existe néanmoins des marges de manœuvre, notamment avec la redevance pour pollution diffuse dont le taux est actuellement très bas.
La dernière stratégie consiste à réglementer – tâche à laquelle l'État s'est déjà attelé –, à agir à l'échelle européenne sur les substances et à aligner les politiques publiques en matière de PAC. Pierre Deprost l'a évoqué, la part des financements dédiés aux produits phytosanitaires, même en élargissant à l'ensemble de la production bio, est de l'ordre de 600 millions d'euros quand l'enveloppe de la PAC atteint 9 milliards d'euros – un peu moins si on ne considère que l'argent allant directement dans la poche des agriculteurs – et le chiffre d'affaires annuel du secteur agricole 90 milliards d'euros. Les ordres de grandeur ne sont pas les bons, et il est indispensable de mobiliser la PAC pour réaliser les transformations nécessaires. L'une des recommandations importantes de notre rapport est d'essayer d'aligner les objectifs phytosanitaires et les moyens que mobilisent la France et l'Union européenne pour augmenter le revenu agricole, but principal de cette politique. L'amélioration du couplage entre la distribution des aides de la PAC et les exigences en matière de réduction de l'utilisation de produits phytosanitaires est souhaitable.
Pour conclure, il faut actualiser nos travaux, réalisés il y a environ deux ans et demi, à la lumière de la nouvelle PAC, qui se déploie depuis le début de cette année, et du nouveau plan stratégique national (PSN). L'exécution de ce plan offre l'opportunité d'améliorer les pratiques, la France disposant, à nos yeux, de marges de manœuvre pour agir, non sur les substances puisqu'elles relèvent de l'Union européenne, mais sur la territorialisation de cette politique publique. Cela répondrait à une demande des acteurs que nous avons rencontrés, notamment à l'échelle locale. Nos concitoyens étant de plus en plus préoccupés par les produits phytosanitaires, il importe que les élus et les territoires puissent s'approprier cette question afin que celle-ci sorte de la sphère technique.
Voilà un résumé brutal, voire un peu caricatural, de notre rapport, qui est assez épais et que nous ne pouvons pas présenter de manière exhaustive.