La conflictualité est consubstantielle à la démocratie, qui est un régime de conflit entre des personnes et des organisations qui ne pensent pas la même chose. Elles organisent entre elles une discussion, qui peut avoir une dimension conflictuelle, que l'on appelle le débat. La conflictualité ne m'inquiète pas. Précisément, si la démocratie, par le moyen de l'État de droit, définit des règles dans lesquelles nous sommes censés nous reconnaître, c'est parce qu'elles sont la garantie que nous pourrons nous opposer sans que la société ne devienne un monde où l'affrontement aboutit à la violence de tous contre tous. La démocratie est un système de conflictualité. Regardons l'histoire longue de notre pays, sous la IIIe République notamment : il y a eu une très grande violence verbale dans l'hémicycle, au moment de l'instauration de la laïcité ou pendant la Première Guerre mondiale. Mais cela n'était pas grave. Il y avait chez les républicains l'idée que ce qui les rassemblait était plus fort que ce qui les divisait, et que la manière dont ils se divisaient devait les conduire à affirmer avec d'autant plus de force leur attachement à la règle commune, aux institutions et aux règles de droit qu'ils étaient dans une opposition frontale.
La conflictualité n'est pas le problème. Le problème, c'est l'extrémisme, c'est-à-dire le moment où le désir de conflictualité, non pas à l'égard de ceux qui ne pensent pas comme soi mais des institutions elles-mêmes, aboutit à préconiser qu'on sorte de l'État de droit et des principes de la République pour instaurer un autre type de dispositif, qui entretient avec le droit une relation d'une autre nature. Je ne pense pas qu'il y ait une mauvaise république. Il y a la République dans ses institutions. Si l'on veut qu'elle fonctionne et que la conflictualité en son sein soit possible, il ne faut pas remettre en cause de façon outrancière et systématiquement transgressive les règles qui la fondent. Sinon ce n'est plus la conflictualité mais l'affrontement de tous contre tous, et l'extrémisme.
En ce qui concerne la conduite des opérations, il y a des éléments de continuité dans la manière dont le gouvernement conduit sa politique à l'égard des forces de sécurité intérieure. Après le début du premier quinquennat d'Emmanuel Macron, où les effectifs étaient disponibles mais où les moyens dits « hors titre 2 », c'est-à-dire les moyens de fonctionnement, ne l'étaient pas, les choses ont été rétablies. Je serais intellectuellement malhonnête si je ne reconnaissais pas que les personnels et les moyens budgétaires qui leur permettent de fonctionner normalement sont désormais présents. Je suis dans une opposition à la majorité actuelle, ce n'est pas un mystère, mais elle ne consiste pas à raconter n'importe quoi en dépit de la réalité des faits. Ce ne serait pas s'opposer, mais s'égarer. Au début du premier quinquennat, il manquait des moyens « hors titre 2 ». Avec le plan de relance, ils ont été rétablis. C'était une faute de ne pas les donner. Le fait qu'il y ait aujourd'hui les effectifs et les moyens budgétaires doit être reconnu, parce que c'est vrai.
Il y a eu des décisions prises par l'actuel ministre de l'intérieur, notamment au moment des émeutes, dans la technique du maintien de l'ordre, que j'ai considérées efficaces. Je ne voyais pas ce que l'on pouvait faire d'autre lorsque l'on avait le sens de l'État et des responsabilités. Mais il y a des signaux envoyés à la police que je n'aurais pas donnés et que je considère tout à fait contraires à ma conception de la relation de l'État aux forces de sécurité dans les périodes de tension. Je pense que la police ne peut pas envoyer le signal qu'elle s'estime au-dessus des principes de l'État de droit. Un policier est un citoyen comme un autre, soumis aux mêmes règles que les autres citoyens. Les déclarations d'un certain nombre de responsables du ministère de l'intérieur, au moment où il y avait des problèmes de maintien de l'ordre, alors que la justice faisait son travail et que l'on en commentait les décisions, sont des mots que je n'aurais pas utilisés, des discours que je n'aurais pas entérinés et des propos que je n'aurais pas laissé tenir. Quand les policiers ont manifesté devant la place Vendôme, à l'époque où j'étais ministre de l'intérieur, ils n'étaient pas accompagnés de mon soutien. Je peux comprendre les interrogations entre la police et la justice, entre les magistrats et ceux qui sont en charge des forces de sécurité intérieure. Mais dans un État de droit, la police et la justice font bloc, sinon il y a un problème très sérieux. On ne peut pas encourager les policiers à manifester contre les magistrats. Ces positions n'ont pas nécessairement contribué à faciliter mes relations avec les syndicats de la police, mais je les ai prises.
Quant à savoir si le processus de désescalade était l'image qui prévalait au moment où l'on envoyait certains moyens à Sainte-Soline, je n'en suis pas sûr. Mais je conviens que le contexte était extrêmement difficile et qu'il eût été sans doute compliqué de laisser le désordre s'instaurer et la violence se développer sans réagir. Je ne suis pas en adéquation avec tout ce qui peut se faire à tout moment, mais je considère globalement que, dans un contexte extraordinairement difficile et sur les sujets fondamentaux, les décisions qui devaient être prises l'ont été. En matière de sécurité intérieure comme de défense, il doit y avoir un minimum de consensus entre les forces politiques, lorsque le pays menace de se fragmenter.
Au sujet de l'organisation des groupes violents, je me suis déjà exprimé. Toutes les informations dont je disposais à l'époque montraient que des individus appartenant à des organisations extrémistes souhaitaient, à l'occasion des manifestations internationales d'envergure, quelle qu'en soit la nature, venir en perturber le cours. J'avais énormément d'informations des services de renseignement sur la structuration de ces groupes en vue de l'organisation du plus grand désordre au moment de la conférence de Paris de 2015 sur les changements climatiques (COP21). Ceci m'a conduit à prendre des mesures de police administrative dont on s'est empressé d'expliquer qu'elles étaient destinées à empêcher les militants écologistes de manifester pendant la COP21. Ce n'était pas du tout cela. Ceux qui étaient visés par l'interdiction de manifester n'étaient pas des militants écologistes mais des individus violents, identifiés comme tels par les services de renseignement de la France et des autres pays qui agissaient de concert, qui appartenaient à des organisations agrégées et qui avaient pour objectif de créer le désordre le plus grand par la violence la plus assumée. Cela s'est produit non seulement dans un certain nombre de capitales européennes, mais également aux États-Unis où la violence a abouti à des morts, ce qui a conduit à une coopération forte entre les services européens pour éviter que ces groupes ne prospèrent et ne se cristallisent.